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Démarche : Habiter la nature

Faire avec son époque et ses contraintes

[ Rencontre à La Forge, le 8 mars 2021, avec l’agriculteur Camille Corsyn. Écrit de Christophe Baticle (volet 2) ]


« Le travail agricole est-il toujours une affaire de famille ? Le couplage de l’agriculture et de la famille intéresse depuis longtemps. Alice Barthez dans les années 1980 proposait d’étudier le mouvement de l’un à l’autre puisque l’agriculture « se présente comme une production confondue à la reproduction, famille et entreprise occupant le même espace, les mêmes rapports sociaux » (Alice Barthez, Famille, travail et agriculture, Paris, Économica, 1982). Aujourd’hui, la famille et le travail sur l’exploitation agricole se combinent selon des formes variées. Toutefois, une tendance à l’individualisation les rapproche. Elle est à double face. D’un côté, positive, l’individualisation du travail permet l’acquisition d’une compétence propre et une émancipation professionnelle […] L’autre versant de l’individualisation, plus hasardeux, est l’isolement. Par la spécialisation de leur métier, les agriculteurs travaillent de plus en plus seuls. »

Pierre Gasselin, Jean-Philippe Choisis, Sandrine Petit et François Purseigle : « L’agriculture est-elle toujours une affaire de famille ? », chapitre conclusif de l’ouvrage L’agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre, Les Ulis, Edp Sciences, 2015, pages

Entre vie publique et vie privée

            Depuis que la crise environnementale est devenue une évidence, nos sociétés entretiennent un rapport ambigu avec l’agriculture. On voit ainsi poindre une dichotomie entre le petit exploitant, qui rappelle vraisemblablement le paysan d’antan, et les « gros », à la tête d’un matériel digne des industries de pointe les plus en vue et détenteurs d’une surface qui les fait passer pour de « nouveaux seigneurs ». En entrant dans la réalité de cette seconde catégorie, on réalise néanmoins que les colosses ont souvent des pieds d’argile et qu’ils se retrouvent au centre d’enjeux qui les dépassent.

L’espace-enjeu : des agriculteurs acteurs et objets du Monopoly foncier

            Sur la longue période, les surfaces agricoles moyennes, par exploitation, ont progressé en France de façon très progressive, mais continue depuis l’Après-guerre[1]. C’est encore plus vrai dans la grande culture céréalière. On a ainsi pu faire baisser considérablement le prix de cette matière première qui entre dans une part considérable des produits alimentaires. Sauf qu’il existe une autre tendance, qui joue, elle, dans le sens inverse à ces agrandissements : l’artificialisation des sols. C’est ainsi que le père de Camille a vu sa surface agricole utile (SAU) régresser considérablement. Arrivé à quelques 160-170 hectares, les années 1990 lui retirent une part de l’emprise destinée à la rocade d’Amiens. C’est un chantier titanesque. Il s’agit de procéder au contournement de la ville en reliant l’autoroute Paris-Boulogne, puis Calais et Dunkerque (A16) au nouvel axe autoroutier Deauville – Saint-Quentin (A29).

            À cette époque, en tant qu’agriculteur, il se trouve impliqué dans les commissions de remembrement. Son fils précise aujourd’hui que, contrairement à une idée répandue, il ne s’est pas agi d’un jackpot pour les propriétaires, ni pour les exploitants. Les collectivités territoriales se prémunissent en effet de la procédure d’expropriation en classant certaines zones en potentiels secteurs d’extension urbaine, permettant ainsi de les sortir à terme des terres agricoles par des accords dits « amiables ». On peut ainsi placer sur la carte du Plan d’occupation des sols (POS) l’emplacement d’une possible ZAC ou toute autre destination pour une part du territoire communal.

L’enjeu est évidemment le prix d’achat des surfaces. Pour exemple, les trois hectares et demi perdus pour la construction de la polyclinique amiénoise et des logements environnants ont été acquis à un tarif au mètre carré sans commune mesure avec le prix de revente aux particuliers qui y firent bâtir, « alors que l’assainissement et les réseaux étaient déjà là ». De la même manière, la rocade sud d’Amiens devait initialement être payante sur toute sa longueur. Si l’action du député communiste Maxime Gremetz n’a pas été pour rien dans son actuelle gratuité, ce sont surtout les péages qui ont pesé dans la balance. La SANEF, maître d’œuvre de l’opération, avait planifié une sortie pour chacune des communes environnantes, ce qui impliquait l’engloutissement d’une vingtaine d’hectares supplémentaires au total, bretelles et péages compris. La ville d’Amiens doit contribuer financièrement pour obtenir ce compromis qui épargne certaines terres. Patrick, qui avait connu et cultivé des surfaces jusque derrière La Providence, voit l’agglomération grossir à vue d’œil.

Certes, c’est l’intérêt communal qui est ici en jeu dans ces tractations sur les prix, mais pour l’exploitant agricole la pilule est difficile à avaler : « les collectivités sont devenues des agents immobiliers. Je comprends leur démarche ; ils veillent aux finances publiques, mais c’est tout de même l’agriculture qui paye les pots cassés ». Si l’on revient à la construction de la rocade sud, les conséquences sont encore plus patentes : « je suis exploitant à titre précaire sur trente-cinq hectares ». Cela signifie qu’un terme pourrait être mis à son autorisation d’exploitation dans un laps de temps extrêmement court. Locataire de ces terres, il devrait simplement plier bagage. « Je suis en location : mon père était le dernier de cinq enfants ». Ce qui constitue un potentiel rempart à ce risque, c’est la volonté de certaines communes périphériques de maintenir un tampon de terres cultivées entre elles et la ville tentaculaire. Cette coupure physique permet de maintenir l’image du village autonome.

            Le Monopoly ne s’arrête pas là. On sait par exemple que se montent des SCI ici et là qui procèdent à l’achat de terrains en misant sur leur déclassement à terme en tant que surfaces agricoles, avec envolée des prix de revente à la clé si cela se produit. Quant aux institutions représentatives du monde agricole, cette course à la terre les met en position de force par rapport aux candidats à la reprise. Ici, le public du jour n’est pas en reste. « C’est une mafia » nous dit une auditrice présente. « C’est complètement pourri » avance une autre. On perçoit mieux l’intérêt d’être adhérent au syndicat majoritaire : « On n’a pas besoin d’eux, mais ça permet d’être bien vu en cas de besoin. C’est une sorte de norme ; faut en être. »

            Pour autant, il ne s’agit pas de tomber dans un misérabilisme erroné. Camille est parfaitement conscient du fait qu’il est à la fois sur une corde raide, mais que lui-même participe d’un véritable Monopoly où les gros mangent les petits. Un de ses handicaps tient, par exemple, dans le fait de ne détenir en propriété que quatorze hectares en nom propre sur les cent soixante exploités. C’est très peu dans la mesure où une retraite agricole se bâtit sur la cession de l’affaire.

« C’est mal foutu, parce que vous avez un père qui distribue ses propriétés à ses enfants et celui qui reprend doit progressivement racheter l’outil de travail à ses frères et sœurs. Ça recommence à chaque génération. On vit toute sa vie avec des crédits. »

            On sait néanmoins qu’il existe des procédures pour compenser cette difficulté propre à un capital-terre de plus en plus lourd à porter. La profession s’est dotée d’usages qui permettent d’alléger le poids du fardeau pour celle ou celui qui reprend l’exploitation. Par exemple, les droits de « reprise » eux-mêmes sont extrêmement difficiles à évaluer. La base légale accorde aujourd’hui à un agriculteur sur le point de céder une somme de 850€ à l’hectare pour la fumure et l’arrière-fumure, autrement dit les amendements et améliorations apportées à la surface. Le matériel est lui évalué au montant de l’argus. Cela peut représenter un capital ridicule pour une petite retraite. Le père de Camille fait partie des très bons pensionnés, comme lui fait remarquer régulièrement la MSA : un peu plus du SMIC. Même si ça reste peu, c’est suffisamment rare pour comprendre l’importance de la cession.

            C’est aussi là que le bât blesse pour le monde agricole. Afin de compenser l’importance des investissements d’une agriculture de plus en plus technologique, s’est développée en Belgique, puis dans le nord de la France et maintenant jusqu’à l’Ile-de-France, une pratique appelée « chapeau ». C’est un dispositif assez obscur pour qui n’appartient pas au monde de la terre. Il s’agit d’un montant qui n’entre pas dans les comptes officiels, mais dont il faut impérativement tenir compte puisqu’elle grève fortement le budget prévisionnel du potentiel repreneur : parfois près, voire plus de 10 000€ par hectare… pour un simple droit à travailler la terre.[2]

« Le chapeau, peut-on lire dans le code Larcier, est une somme qu’un fermier entrant paie soit au fermier sortant comme prix de la cession de bail […], soit au propriétaire, comme ‘‘pas-de-porte’’, pour obtenir qu’il lui accorde le bail, indépendamment de toute concurrence ou par préférence à d’autres amateurs » [3].

On comprend mieux la difficulté de ces repreneurs sans attache familiale (« hors cadre », comme on les appelle donc), à trouver leur assise foncière. Dans une même famille, au nom de la lignée, il est courant de voir se réduire les exigences en matière de chapeau. Or, Camille a deux sœurs et même si on lui a rendu la reprise accessible, les prêts ont dû faire le reste. « C’est comme pour les pharmacies, on évalue leur valeur en fonction de leur chiffre d’affaire ». Avec les autres investissements à réaliser, cela peut faire peur. « J’ai investi jusqu’à un million d’euros ».

S’organiser : un casse-tête permanent

            Le système agronomique de Camille s’articule aujourd’hui sur ses 160 hectares de terres arables et une dizaine en pâtures non-retournables, donc non transformables en terres labourées. Il a repris récemment six hectares dans l’ancien parc du château de Molliens-au-Bois, ce qui constitue une extension plus facile à gérer que la périphérie amiénoise.

            Il qualifie ce système de « classique », avec un assolement basique constitué de céréales, de colza, d’un peu de maïs et d’un bon contrat de betteraves sucrières, une chance pour lui (sauf ces dernières, où les cours du sucre se sont affaissés). Au-delà des investissements extrêmement lourds (« Toute sa vie on vit avec des dettes »), le plus complexe reste l’organisation et la prévision dans un univers incertain. Si son père avait veillé à lui laisser un équipement « au top », parce que pouvant se le permettre avec le remboursement de ses derniers prêts, l’évolution du matériel fait qu’un agriculteur est sans cesse menacé par l’obsolescence, lorsque celle-ci n’est pas programmée. « J’ai eu une panne sur une électrovanne, pour simplifier. Mais la pièce n’était pas détailler. Il fallait changer tout le bloc : 10 000 euros ! »

            Mais la conduite d’une exploitation, c’est aussi se projeter dans un calendrier saisonnier aux contours flous. Chaque fenêtre temporelle doit ainsi être utilisée à l’optimum. Pour des motifs à la fois agronomiques et pour simplifier la tâche, un virage vers le non-labour a été pris dans les années 2000. Les terres sont labourées s’il a beaucoup plu, « quand on ne peut pas entrer dans les terres ». Dans le cas contraire on se contente de bien travailler le sol, mais sans retournement. Ici Camille peut compter sur l’aide paternelle, ainsi encore que pour les moissons. « Il conduit toujours sa batteuse » ajoute-il dans un sourire. « Bon, il n’attèle plus rien ; il se met au volant… » On perçoit dans cette plaisanterie malicieuse un code propre à la profession : pour un agriculteur, avoir sa moissonneuse n’est pas qu’un choix économique, mais une inscription dans un acte symbolique fort : faire sa moisson, à commencer par couper le blé. Il n’y a donc pas à se surprendre de retrouver le chef d’exploitation aux commandes de l’engin-phare de la ferme. L’amiral de la flotte reste à la barre du porte-avions, même à la retraite.

            La problématique à venir, pour Camille, sera davantage la question des déplacements vers les terres amiénoises. Toujours et encore cet « héritage » du drame familial. Rien que le transport de la récolte vers une coopérative posait moult difficultés. Depuis quelques années il a trouvé une solution avec un négociant qui déplace des camions pour faciliter l’opération. Pour autant, il n’est pas toujours possible de réaliser le moissonnage en une seule phase. Nous entrons ici dans le caractère proprement agronomique du métier. Selon le type de sol, une terre peut être plus ou moins « séchante » et accélérer ou ralentir la maturation du grain. Les parcelles de Mirvaux sont composées pour partie de sols calcaires, propices à une récolte rapide. Mais le reste de l’assolement est constitué de bief, beaucoup plus humide. Dans la périphérie d’Amiens il s’agit plutôt d’un limon très fertile, donc retardateur, à l’exception de trois hectares davantage crayeux. Il s’agit donc de jongler en permanence avec ces paramètres de maturité différenciée.

Sujets sensibles : la complexité des débats sur les produits phytosanitaires

            Quand on a un agriculteur dit « conventionnel » devant soi, il faut s’attendre à le voir être interrogé sur certains dossiers épineux pour tout le secteur, à savoir la part de la production qui a trait à l’alimentation humaine. Non seulement nous mangeons toutes et tous, mais qui plus est la sensibilité à la qualité des produits a connu ces dernières années un regain d’intérêt rarement connu. Parmi ces sujets qui peuvent fâcher, on a le fameux glyphosate et les non moins connus néonicotinoïdes. Disons le clairement, ces thématiques sont particulièrement techniques et la plupart des expressions sur ces sujets sont le fait de personnes qui n’en connaissent ni les tenants, ni les aboutissants. N’est pas toxicologue qui veut. Tentons donc à minima de restituer les termes de ces débats.

            Du côté des exploitants agricoles, il y a le sentiment d’un agribashing. Le cultivateur serait mis au banc des accusés sans procès équitable et surtout sans alternative crédible. Du côté des détracteurs, l’alternative serait à rechercher dans une agriculture plus respectueuse de l’environnement et de la santé des consommateurs. Les premiers ont répondu, dans un premier temps, avec le concept d’« agriculture raisonnée ». Camille explique à ce titre que dans ces années où la course aux rendements passait par le toujours plus, « on y allait à la louche, là où maintenant on utilise une seringue ». On sait également que les traces de glyphosate sur les céréales du petit-déjeuner ont été découvertes à partir de graines en provenance d’Amérique, où le séchage avant récolte se réalise parfois avec des pesticides[4]. Camille mentionne dans ce sens une émission télévisuelle récente où les analyses toxicologiques démontraient l’absence de résidu dans trois exploitations françaises retenues pour un test comparatif : l’une en production biologique, l’autre en raisonnée et la troisième où le travail du sol était accentué.

            Ceci étant, le problème de fond concerne peut-être surtout et davantage la maîtrise des adventices, et ce pour les agriculteurs eux-mêmes, certaines « mauvaises herbes » devenant résistantes aux herbicides, à commencer par le glyphosate, ce qui génère des doses plus puissantes pour maîtriser leur développement. Car les exploitants le disent, le coût des produits phytosanitaires est tel (30 000€ par an dans le budget de Camille) qu’ils n’ont aucun intérêt à les utiliser en surdose. À raison de deux litres à l’hectare, ils estiment raisonner leur usage du désherbant le plus mondialement connu. Dans l’assistance, un autre professionnel du secteur confirme et ajoute « les jardiniers polluent beaucoup plus ». Peut-être, mais les surfaces sont moindres et le produit qui était vendu aux particuliers avait-il la même teneur en substance active ? Bref, ce sont surtout les mutations génétiques des plantes et donc la pollution induite qui serait à discuter, mais cela exigerait des compétences que nous n’avons pas. Il conviendrait encore de ne pas exiger une rentabilité économique obligeant à se rapprocher des cent quintaux de blé à l’hectare, donc accepter de payer les aliments plus cher et se détourner du modèle de la compétition mondiale sans limite. En contrepartie les randonneurs pourraient espérer ne pas retrouver les chemins vicinaux grillés par les herbicides.

            Pour ce qui concerne les néonicotinoïdes ou le retrait de certains autres produits de traitement (des betteraves contre la jaunisse, des céréales pour les maladies qui l’affectent), là encore le débat est complexe[5]. Prenons l’exemple du Régent pour les betteraves. La substance active incriminée est le fipronil. Il s’agit d’une substance insecticide destinée à enrober la semence, afin que celle-ci soit protégée contre les mouches qui transmettent la jaunisse. Or, cette substance active était aussi présente dans les colliers antipuces des animaux de compagnie, « qui se retrouvent sur le canapé, voire dans nos lits » relève Camille.

            La jaunisse peut réduire la production betteravière de 30%, mais « il n’y a pas de fleur sur les betteraves », donc pas de butinage possible de la part des abeilles. Pour respecter l’interdit Camille a dû passer un insecticide en pulvérisation, « tous les huit jours, pendant trois semaines ; cherchez l’erreur ». En résumé, pas moins de pesticides, au contraire, mais davantage de pollution atmosphérique avec le gasoil consommé et un temps considérable passé à « tuer les coccinelles présentes, hélas ! »

            En France, un accord temporaire a été trouvé avec les autorités de régulation : une dérogation dans l’attente d’une alternative acceptable par le milieu, mais avec un dosage à 70% de ce qu’il était antérieurement. Les résultats paraissent pour le moment concluants. Pour Camille, qui a réalisé un stage de plusieurs semaines au Canada, notre pays serait très loin des excès qu’il a observés outre-Atlantique : « un bâtiment entier rempli de palettes de glypho, que du glypho. » C’est d’autant plus important que la manière de travailler les terres se ressent parfois encore des décennies après. Certes, ce n’est pas le glyphosate qui est seul en cause, mais tout le process : mode d’exploitation, amendements, traitements chimiques, outillage… « Je vois encore la différence trente ans plus tard ! »

            Une des solutions pourrait justement résider dans la manière de travailler, à commencer par le calendrier : semer les céréales plus tard par exemple, afin d’attendre la mortalité naturelle des insectes liée aux premières froidures. Le souci, c’est que les saisons tendent à être plus douces. Il faudrait donc saisir le bon moment. La contrepartie, c’est que les agriculteurs apparaissent alors comme des fous furieux, transformant leur tracteur en buggy. « J’ai fait 35 hectares en 26 heures ! Après j’ai dormi une journée ».

D’étranger à autochtone : un long parcours

            En 2021 Camille est un maire qui a su visiblement faire la part des choses. Il est aussi un « deuxième génération » dans le village qui l’a élu, ce qui facilite sa légitimité à l’évidence. Il n’en a pas toujours été de même pour son père. Même si la distance entre Mirvaux et son village d’origine ne fait pas passer d’un monde à un autre, les différences se créent déjà entre eux et nous, un entre-soi local et ses environs immédiats. Alors au-delà de cette ceinture, ce fut longtemps l’étranger. Peu aimé à son arrivée, il était donc « le Belge », bien que né en France, comme son propre père. Lorsqu’un nouveau matériel venait équiper la ferme, certains confrères oubliaient de le saluer pendant un certain temps, comme pour lui signifier qu’il y avait des préséances à respecter.

Camille s’amuse maintenant des anecdotes clochemerlesques[6] qui ont animé la chronique villageoise. Alors qu’il était encore un enfant, dans les années 1990, il se souvient que la taille d’une haie bocagère relevant du domaine communal, et qui dépassait sur les surfaces de son père, avait provoqué une convocation « en toute urgence » devant le conseil municipal. C’était pour lui d’autant plus étonnant que les branchages avaient été donnés à des familles nécessiteuses de la commune, intéressées par un peu de fagot pour leur chauffage au bois. Mais c’est devant un équivalent de tribunal que son père avait dû s’expliquer. Conséquence, il avait sommé la municipalité de procéder elle-même à l’élagage. Cependant, la commune ne disposant pas de tronçonneuse à cette époque, le cantonnier avait réalisé l’ouvrage… à la scie égoïne.

            Ces scènes de la vie rurale ramèneront bien entendu à des clichés bien connus. Elles sont néanmoins plus importantes que la mesquinerie de façade dont elles témoignent. Leur finalité est bien de dire qui « en est » et donc qui a vocation à recevoir le saint-crème de la légitimité, en conséquence d’avoir voix au chapitre. Leurs effets se font sentir jusqu’à nos jours. Lorsque par exemple un élu municipal avance, au détour d’une discussion, qu’il est le seul à être né au village, on lui rétorque que d’autres, plus jeunes, sont également dans ce cas. Mais alors la différenciation se déplace. On produit une nouvelle allochtonie entre être de la commune et avoir vu le jour sur le territoire communal. La maternité met de ce fait hors-jeu et le jeu de la légitimité autochtone est ainsi relancé. La comptabilité des quartiers d’autochtonie peut de la sorte amener à des différenciations infinies.

            Ayant expérimenté ces déboires de nouveau-venu, le père de Camille ne l’avait pas vraiment encouragé à se présenter au conseil, le sachant certes « bien-né » au regard des critères de légitimation, mais toujours en déficit de quartiers. Pour tout dire, il l’avait même dissuadé. Il était probablement aussi pleinement conscient qu’autour de la table des délibérations se mènent certaines luttes intestines persistantes : un « nid à chicanes » pour reprendre une expression courante. Conclusion logique, alors que Camille était élu premier magistrat de la commune, son père lui déclarait « Certains doivent se retourner dans leur tombe ».

Conclusion

            Pour notre invité le poids du passé joue évidemment un rôle déterminant, ce que nous avons visé à montrer. Ceci étant, Camille a également eu son lot personnel d’épreuves, au premier rang desquelles le décès précoce de celle avec laquelle il avait refait sa vie et qui partageait encore sa vie il y a trois ans. Une mort violente d’autant plus difficile à supporter qu’elle est restée incomprise. Ironie cruelle, il cultive la parcelle qui jouxte le lieu du drame. Depuis, il a décidé de ne pas tout sacrifier à son métier : « Je ne veux pas me rendre malade ». Sa priorité est ainsi son fils. Pour lui il a renoncé à semer de l’escourgeon, une orge d’hiver dont la récolte est précoce, ce qui empêche toute disponibilité en juillet. Et c’est en juillet qu’il consacre deux semaines intangibles à son enfant.

            Camille a ainsi pris la relève, mais en protégeant une part de sa vie privée. Ses choix sont des transactions entre les contraintes de son milieu et les marges de liberté qu’il souhaite se conserver. « J’ai des collègues qui vivent pour leur travail : boulot, boulot ». Mais son relativisme est aussi une rationalisation rendue nécessaire par les évolutions sociétales en cours. On sait notamment que le taux de célibat est, chez les agriculteurs, un des plus élevés de toutes les corporations professionnelles. Or, si les filles d’agriculteurs, qui ont été élevées dans l’ambiance de la ferme, sont prêtes à accepter le sacrifice de leur personne pour l’exploitation, il n’en est pas de même pour les autres, moins disposées à se plier au calendrier agricole. La sociologie, on ne le dira jamais suffisamment, n’est pas le monopole des sociologues. Chaque individu se dote d’une compétence en la matière, parce que toute personne est amenée à observer autour d’elle le cadre dans lequel elle évolue. Pour autant, personne n’échappe totalement à certaines logiques reproductives. Vouloir s’émanciper ne doit pas se comprendre comme une amnésie du passé. Même une rupture radicale ne prend son sens qu’au regard de ce à quoi elle s’oppose. C’est de la sorte qu’aujourd’hui Camille ne souhaite pas voir son fils prendre sa succession, même s’il est encore très jeune et que la question reste très anticipée. Il a bien concédé qu’il soit scolarisé dans une école publique, alors que ce n’était pas sa volonté. « C’était comme ça dans ma tête. » Mais l’imaginer vivre ce qu’il vit n’entre pas dans ce qu’actuellement il est prêt à envisager.

            Paradoxe ? D’une certaine manière probablement. Mais également le produit des exigences contradictoires qui pèsent sur chacun d’entre nous, entre devoir et liberté.

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille


[1] Par exemple, la ferme moyenne a gagné sept hectares entre 2010 et 2016 selon le recensement agricole. Voir INSEE : « Tableaux de l’économie française : les exploitations agricoles », février 2020, [En ligne] : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277860?sommaire=4318291

[2] Ne cachons pas qu’ici nous simplifions quelque-peu, afin de rendre la lecture possible pour le non-spécialiste. En réalité, parfois ce prix inclut un peu de matériel. Mais soyons clair, un agriculteur investit peu dans ce matériel s’il n’anticipe pas une reprise familiale. L’outillage laissé est donc parfois d’une valeur très relative, car menacé à moyen terme par l’obsolescence. La reprise reste ainsi très onéreuse.

[3] Cf. François-Xavier Giot : « Agriculture, un « chapeau » trop lourd à porter », in L’avenir.net, 31 juillet 2012, [En ligne] : https://www.lavenir.net/cnt/dmf20120731_00187313

[4] Je me permets ici de citer un rapport réalisé pour l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) : Les syndicats agricoles et l’environnement. Cinq dossiers controversés : les produits phytosanitaires, les variétés végétales rendues tolérantes aux herbicides, la mortalité des abeilles, le bien-être animal et les médicaments vétérinaires, avril 2018. Étude réalisée sous la supervision de François Purseigle.

[5] Ces dernières années, on a beaucoup évoqué, dans les médias notamment, le Gaucho et le Régent, deux produits particulièrement décriés.

[6] Cf. le roman satirique de Gabriel Chevallier, Clochemerle, publié pour la première fois en 1934 et qui raconte les anecdotes hautes en couleur d’un village du Beaujolais. L’ouvrage connut un succès immédiat et fut diffusé à des millions d’exemplaires, traduit dans une multitude de langue et adapté pour le cinéma dès 1948.