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Démarche : MÉMOIRE VIVANTE DU TRAVAIL ?

Histoires de David Andrieux

Textes de David Andrieux, du 12 février 2002, après le rejet de
La Forge par la Communauté de Communes du Val de Nièvre.

LE CARDEUR DE RABELAIS

David dans un Café Parlé de Quelle Vie

Avant-propos

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  • * Cardeur, euse : personne effectuant l’opération par laquelle on démêle les fibres textiles, les isole et les nettoie.

PREMIÈRE PIÈCE
Où ça ? Qui ça ? Et pourquoi faire tout ça ?


La carte du territoire de la communauté de communes du Val de Nièvre, dans le Nord de la France, en Pays de Somme, ressemble à celle de l’Australie. Cette pièce de puzzle, sans côtes ni récifs, figure d’ailleurs sur un logotype d’un vert qui ne laisse pas un seul instant envisager un bocage bordé de haies touffues où se mêleraient jeunes acacias, mûriers et noisetiers, ou bien le pâturage d’un troupeau de vaches pies sans torticolis. Depuis qu’il n’y a plus de train par ici, l’unique voie ferrée est devenue le lieu de promenade du couple naissant, qui, avec sa course rectiligne vers l’horizon, présage un avenir sans obstacle.
 
L’agence de communication qui planchât sur le logotype aurait, m’a-t-on dit, privilégié lors de la « plate-forme conceptuelle », où furent associés les élus de la communauté de communes, une « approche territoriale ». Lors des jours de « plate-forme », tranchant sur la si particulière verdure de cette campagne ci, une flèche rouge vint barrer la carte de la Vallée et pointa vers le « nord » en fin de course. Est ainsi née l’expression graphique du «  nouvel élan » du Val. Ce rouge vif attire, sur le papier à en-tête ou le site Internet, l’œil de feu du chef d’entreprise qui se « délocalisera » sur la Z.A.C. (Zone d’Aménagement Concerté) des Hauts du Val de Nièvre, située par miracle dans le triangle Paris-Londres-Bruxelless, dès qu’il saura que la ligne bleue, presque parallèle à la pointe ensanglantée, est l’autoroute A 16, et qu’en plus, une sortie existe ici.
 
 
L’Australie : le pays des hommes qui ont la tête à l’envers. C’est pas comme ici où l’on a souvent les godasses bien dans la bouillasse. En 14-18, les troupes australiennes et néo-zélandaises qui cantonnèrent à proximité ont du d’ailleurs en savoir quelque chose. Pas vraiment d’aborigène dans la vallée de la Nièvre, qui a par contre son désert ; on dit qu’il serait culturel celui-là. Les conseillers artistiques de la Direction Régionales des Affaires Culturelles ont pu, lors d’un de leurs courts raids, observer toutefois, avec un enthousiasme non feint, un spécimen indigène. Je me souviens en effet de leurs « Oh ! », lors du passage à vive allure d’un guerrier sur monture Motobécane bleue comme le paquet de la Gauloise caporal. Arborant le traditionnel casque bol à mentonnière, serti de flèches fluorescentes, paletot de cuir entretenu à la graisse de phoque sur le dos et carnassière en bandoulière, il accéléra brutalement sous les « Ah ! » , à la sortie d’une courbe, à l’aide d’une moufle en coton huilé.
 
« L’anthropologie n’est pas un sport dangereux », affirma un jour de départ l’agent d’assurance de l’anthropologue britannique Nigel Barley. Pourtant, en cas d’immersion ethnographique, par exemple dans ce bar-brasserie où la frite est épaisse et la bavette est à l’échalote, le non autochtone, devra éviter avec soin, à la vue du kaki et de la chapka à rabat, de traiter du rapport du petit rongeur à grandes oreilles avec son milieu. Le chasseur-cueilleur n’utilise pas, dans le Val, la sagaie avec propulseur, mais la chevrotine, gage, si le vin ne fut pas inconsidérément tiré, d’un bien meilleur tableau.
 
Inutile d’espérer le kangourou non plus, seul mon « gourou » au fort courroux se laisse parfois amadouer, à coup de ballons de « Côte ». C’est avec cet ancien truculent cardeur, à la peau lustrée comme le crâne d’un bonze, et dont je garderai mystère, libre penseur et saint-buveur, amateur de saindoux salé sur sa tartine, de pommes de terre en robe des champs avec blanchette et pâté à l’ail, que je conversais parfois, à la brune, sur un coin de zinc. Dans les effluves parfois hircines, les fibres de mon lainage s’imprégnant insidieusement, au fil des quart d’heures, de la griffe des tabacomaniaques et de l’huile de friture du jour et des avant-veilles, je m’entretenais presque à chaque coup, avec ce vilipendeur d’élu local, du marigot et de ses crocodiles. Avec dans le canevas, Radio Nostalgie et les assourdissantes broderies électroniques du flipper, je lui causais du travail aussi. Lui, le rabelaisien chimiquement pur, qui jamais ne quitta son bleu, sautait comme un cabri à l’évocation de son labeur, du gâchis de vies qu’il y eut par ici.
 
Voilà mon Australie.
 
Le seul grand requin blanc jamais aperçu, ce fut cette Citroën CX  revue par un amateur de tuning, le seul oiseau de proie aux serres puissantes fut cet aigle au vol suspendu, dans le dos du blouson sur un marché dominical.
 
Je l’aime cette Australie.
 
Et si je devais présenter tout le continent, à la façon d’un directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales* par exemple, je pourrais écrire, en faisant crisser la plume, bout de la langue à la commissure,  que « la Picardie fait partie de ces régions françaises auxquelles s’attache une image principalement rurale, une réputation de richesse agricole, d’opulence terrienne. Image trompeuse, pourtant, et réputation tronquée. Dans sa recherche d’identité […], la Picardie a pris conscience de sa forte imprégnation industrielle, tout au long d’une tradition qui, loin de déboucher aujourd’hui sur une désindustrialisation massive et dramatique, se prolonge dans la vitalité d’un certain nombre de branches et de zones […]. Saint Frères (dans le Val de Nièvre) a été la plus grande entreprise de la région, réalisant un quasi-monopole de la fabrication des tissus de jute et son succès a été à la mesure de la croissance de l’économie française depuis plus d’un siècle. L’histoire de la firme est exemplaire : une même souche familiale en a nourri la montée en puissance de l’âge proto-industriel aux temps de la mécanisation. La longévité dynastique a trouvé son ressort dans un esprit d’innovation fréquemment manifesté, et culminant dans la mise au point du métier à tisser circulaire. La vigueur d’une politique d’institutions patronales sans états d’âmes a laissé des traces sous la forme d’un patrimoine de logement ouvriers aussi impressionnant que celui des usines elles-mêmes. »
 
Et sur le site Internet de la communauté de communes du Val de Nièvre et Environs, on lira, afin de parfaire le tableau, à la rubrique, « Présentation de la structure », les cinq paragraphes suivants :

« La communauté de communes du Val de Nièvre et Environs, établissement public de coopération intercommunale, a été créée par arrêté préfectoral le 4 décembre 1992.

Regroupant 17 Communes (Berteaucourt-les-Dames, Bettencourt-Saint-Ouen, Bouchon, Canaples, Domart-en-Ponthieu, Flixecourt, Halloy-les-Pernois, Havernas, l’Etoile, Pernois, Ribeaucourt, Saint-Léger-les-Domart, Saint-Ouen, Surcamps, Vauchelles-les-Domart, Vignacourt, Ville-le-Marclet), elle compte environ 16300 habitants.

Elle est administrée par un Président et cinq Vice-présidents dont les compétences sont les suivantes : le développement économique, l’aménagement de l’espace, l’habitat, les affaires culturelles et les finances.
 
Le Président et les Vices-présidents, se réunissent une fois par semaine pour examiner les affaires en cours. Les Commissions développement économique – emploi, aménagement de l’espace, finances, appel d’offres, habitat et culture – communication travaillent, chacune dans leur domaine de compétence, à la mise en place et au suivi des projets de développement intercommunaux. Leurs membres émettent ainsi des propositions au Bureau, organe composé des représentants de chaque Commune adhérente. Enfin, les décisions sont prises par le Conseil Communautaire, composé de 45 membres élus au sein des communes membres (de 2 à 5 élus par commune en fonction du nombre d’habitants). Le Conseil se réunit une fois par mois.
 
La Communauté de Communes emploie 25 personnes réparties dans ses services administratif, économique, juridique et culturel.
»

( Extrait de la préface aux Actes du colloque de Saint-Ouen, Saint Frères en Picardie, organisé par le Groupe de recherche sur l’industrie textile en Picardie, 19 septembre 1992)


Toute la volonté de la communauté de communes du Val de Nièvre consiste à « vouloir recréer une période de dynamisme économique orienté vers de nouveaux sites florissants et le plein emploi ». En clair, on chôme dur dans l’ancien Val Saint Frères, en moyenne plus de 10% de la population active est inactive, voire plus dans certaines communes. Alors les élus locaux font des pieds et des mains afin que des entreprises, potentiellement créatrices d’emplois à main d’œuvre peu, voire pas qualifiée, s’installent sur cette Z.A.C., d’un Z qui ne veut pas dire « Zorro ».


 Coupé en deux

Version édulcorée, petite « bistouille » sucrée.
 
Décembre 2001. Amiens entre chien et loup. A la chambre des fils. Sur le bureau, une 2 CV miniature fabriquée par des artisans de Madagascar dans un emballage alu de lait concentré Nestlé, l’ébauche d’un Pokémon reproduit au stylo bille sur une couverture de classeur fuchsia, une pointe feutre qui s’assèche, un carnet à spirales dans l’attente du premier mot. Je file un mauvais coton. Le regard erre sur le planisphère. La route de la soie, Tora Bora, Pakistan. Un vent d’ouest qui va déverser un peu de la mer, venue de près et purgée de son sel, bat le volet. J’ai lu tout à l’heure que Jean-Marie Messier, après avoir bénéficié durant des années des privilèges attribués à Canal Plus en échange de son apport au cinéma français, lance un appel depuis New York contre l’exception culturelle et l’archaïsme de la protection du cinéma européen et français. Il scandalise le monde de la culture et de l’audiovisuel. On écrit que ces déclarations sont le produit direct de la fusion Vivendi-Seagram et de l’absorption de Canal Plus par ce nouveau géant mondial. « Dans quel monde qu’on vit quand même ! », crie mon humaniste Rabelais. « Mixité culturelle », « Métissage », répond Jean-Marie de L.A. au « petit pays exotique ». Je pense au titre de Noir Désir, L’homme pressé, « Je suis un militant quotidien de l’inhumanité… ».
 
On vient donc de me mettre à la porte. Vient de se terminer un contrat de travail qui me lia pendant trois années au Val de Nièvre. Responsable de l’action culturelle, j’eus pour métier de « mettre en œuvre la politique culturelle de la communauté de communes », de tisser, surtout, des liens nouveaux avec, entre, les gens de là-bas. Aujourd’hui « ces liens touchent à toutes mes fibres, parce que je les sais désormais attachés dans les replis du cœur ».
 
Version à boire pure, non diluée.
 
Y a des coups de pompe au train qui se perdent moi je vous le dis ! Chié, chié, chié ! Merde, merde et remerde !
 
Pendant ce CDD, j’eus maintes fois l’occasion de faire voler la navette entre ma vie, la vie, la mémoire de ma famille et la vie, la mémoire des gens de là-bas. Car les circonstances, une annonce lue par le plus parfait des hasards dans un Courrier Picard de comptoir, firent que je fus ramené par le travail sur la terre de mes origines. Depuis tout petit, chaque dimanche, aux vacances, j’ai parcouru, souvent à dos de vélo, le Val de Nièvre et ses monts. Ici, en août, quand cramait la moisson, j’usais mon short sur la batteuse, aValais la poussière des granges où s’empilaient la paille, courrais la poule sous les tracteurs encalminés. Un jour, dans la maison de famille, qui fut un claque durant l’occupation, j’ai contemplé, le jour entier, mon père réaliser une pyrogravure de la Vierge et de l’enfant Jésus. Et je me suis souvenu de la langue râpeuse des veaux, écartés de leur mère laitière, à qui j’apportais avec les chats, les seaux de lait et qui tétaient ma main avec frénésie. Je me suis souvenu des dimanches ; le matin avant la messe, on sent la laque et le cirage, dès midi, on sent le pastis. J’appris, plus tard, que mes aïeux, pas du tout paysans, travaillèrent aux usines, à Candas, Ailly sur Somme, Flixecourt, Saint-Ouen, que certains levèrent le poing avec le foulard rouge au cou, que je subis, moi-même, sans le savoir, les effets indésirables de l’idéologie paternaliste. Je me souviens de ma famille qui dit : « Faut pas se faire remarquer comme ça » , qui dit : «  Pourvu qu’il n’arrive rien » , qui dit : « Travaille à l’école » pour « pas aller à l’usine ». Je me souviens des bleus de travail et des effluves de panard qui s’exhalent des chaussures de sécurité. Je me souviens d’une cité ouvrière, de l’odeur des fumées de charbon dans la rue, de la cafetière italienne sur le poêle Godin, du gâteau battu, du parfum des échalotes, en botte, au dessus du plat-cul, de la petite cour avec son trou à fumier, des clapiers à lapins, des W-C avec le plancher surélevé et son trou, du t’cho billet en chiffon et de la bise aux oncles et tantes, à la toute vieille aussi, à côté du poêle, avec son poireau sur la joue.
 
Tout ça devint donc plus qu’un job.

C’est quand même un tantinet le monde à l’envers dans la Vallée de la Nièvre. A quelques battements d’ailes de mouette de la Baie de Somme, ouverte sur un  grand large reconstituant, le Val semble, comme l’anfractuosité du littoral, s’être bien ensablé. Il faut que vous vous figuriez que c’est le nouveau Président de la communauté de communes du Val de Nièvre élu le 11 avril 2001, communiste, dont le parti je crois, vous garantit aujourd’hui en Gaule, d’une certaine idée de progrès social, qui est le plus « néo-libéral » et qui utilise à tout crin l’arme du populisme le plus cradingue contre le développement culturel. Nous appréciâmes vite sa promptitude au dialogue, le mépris pour tout ce qui pense, et la façon dont on créa les conditions du débat, dont on tordit le cou au merle moqueur. Le dégel d’un bloc à l’Est n’a-t-il pas fondu ici le bronze de Staline ? J’avais pourtant lu dans mes manuels que ce permafrost, cette croûte, commença d’être grattée par Khrouchtchev vers 53 ? On m’avait aussi appris que les communistes français avaient un jour, Thorez en tête, osé décréter qu’en matière de culture, « rien n’est (était) trop beau pour l’ouvrier », n’est-ce pas Vilar ? Je suis si naïf. Le prédécesseur de mon petit père, empreint lui, d’un catholicisme social, dignitaire d’une droite rurale, eut l’esprit beaucoup plus démocrate.
Le Président fraîchement élu considéra je pense, au lendemain des scrutins, que le service culturel brassait des vents de qui ne gonfleraient jamais la voilure de son esquif d’hypothétique député. Le développement économique devait être la priorité des priorités. Il affirma avec le Vice-président aux finances, qui était resté le même ni tout à fait un autre, « découvrir » une situation de crise financière à la communauté de communes. Avec les œillades du Psychodrame et un jeu digne des acteurs du Muet, on adopta donc, la mort dans l’âme, une vision strictement comptable. Le combat contre le fatalisme et la résignation des gens de la Vallée allaient devoir sûrement cesser. On m’a d’abord demandé de filer doux, nous créâmes un syndicat, puis nous aperçûmes bientôt les cirrus annonciateurs de la dépression. L’orage éclata lors d’un débat d’orientation budgétaire, le 3 octobre 2001. Le budget de la culture fut divisé par deux. Ma collègue Géraldine, chargée de la lecture publique, et moi-même, fûmes tout bonnement remerciés. On considéra, lors du débat, que les gens de la Vallée de la Nièvre n’avaient aucunement besoin de culture puisqu’ils n’en demandaient pas ; d’un peu de musique à la rigueur, de sport assurément, et surtout d’un bon assainissement. Je répondis qu’il était par conséquent inutile d’apprendre des bricoles, à lire, à compter aux enfants puisqu’en général, ils ne le demandaient pas non plus. On s’esclaffa. On estima en filigrane que « la culture » n’était pas du ressort de la structure intercommunale mais du tissu associatif local, réduit pourtant à peau de chagrin. On exposa que les difficultés de nombres d’ici face à l’écrit, à la lecture, relevaient du seul « système éducatif » et de sa Z.E.P. Nous nous esclaffâmes. On mit enfin le couteau sous la gorge de nouveaux maires pas vraiment affûtés, nouveaux délégués à la communauté de communes : « si vous voulez maintenir le développement culturel au niveau actuel, il vous faut voter une augmentation de la fiscalité locale de 30% ! ». Vu ainsi, j’aurais moi aussi, sans le nécessaire argumentaire, voté NON, baissé le pouce. « La communauté de communes n’a pas les moyens de sa politique culturelle ». Nous comptâmes nous, la bouche crispée par la rage et le rire, les emplois aidés par l’Etat, une action culturelle soutenue au trois quart par d’autres organismes publics. Nous n’appréciâmes guère la façon machiavélique dont on présenta aux élus, à la presse locale, le budget de la culture, additionnant, afin de couper une plus grosse part dans le camembert, toutes les dépenses, sans soustraire la moindre recette. On compara en public le temps partiel des professeurs de l’école de musique à l’allocation du R.M.I. J’en passe. Et les gens là-dedans ? « Mais c’est pour ceux-là qu’ils ont voté. Tu ne peux pas vouloir le bonheur des gens contre leur gré et tu sais, la démocratie, c’est souvent trois loups et un agneau qui discutent du dîner à venir… ».

Fin d’exercice.

1998. Dans la Vallée, un temps de novembre. Brouillard partout. Brouillard qui s’insinue dans les cités ouvrières du Val, dans les esprits et qui plane sur la haute cheminée d’une usine en ruines. De la boue, sur la route, dans les rues de Saint-Léger-les-Domart. Brouillard, rue de la gare, autrefois cité « neuve » Saint Charles. Brouillard dans les yeux du vieux, encapuché dans sa parka, bonnet jusqu’au nez. Sur le pas de sa porte, il tire, environné de son brouillard, sur une « roulée ». Il me lance, lorsque je sors de l’auto, un regard furtif par-dessus le bourrelet du bonnet. Celui-là deviendra plus tard Raymond, philosophe de pas-de-porte. En face de sa cité, une gare désormais sans train se trouve immobilisée dans les nuées brumeuses. J’ai rendez-vous là. De retour de Paris et de son trafic au grondement empoisonné, je suis aussitôt saisi par le silence qui règne sur le pays. Une rafale d’aboiements au loin, un canard de barbarie qui cancane pour dire, une bourrasque qui fait frémir les peupliers le long de la voie ferrée et c’est bien tout.
 
Avec une bonne angine, les jambes dans la ouate aussi, je vais passer le second et dernier entretien d’embauche. Lors du premier, dans la salle du Conseil Municipal de Saint-Léger-les-Domart avec son parquet grinçant et ses portraits de Présidents, j’eus l’occasion de présenter un projet culturel imaginé pour la Vallée de la Nièvre. Dans la salle de réunion de la gare désaffectée, à la lumière cruelle d’un néon, le Président de la communauté de communes, le Vice-président en charge des affaires culturelles et la directrice m’accueillent. La conversation est tout à fait cordiale. Nous nous entretenons d’une tradition musicale issue, comme souvent ailleurs, du monde du travail, de livre et de lecture publique. Le Président, barbu, barbifiant en début de mon contrat, plus du tout à la fin, semble un peu sortir de la naphtaline. J’apprendrai que cet homme, professeur d’anglais à la retraite, fut élu par hasard en 95, avec dans l’idée des autres maires de la communauté de communes d’ériger une « saine » barricade contre le « bolchevisme ». Fort timide, parfois à la rame à l’oral, il s’avérera être un homme à l’intégrité indiscutable, digne et pas du tout avide de pouvoir. Le Vice-président, colosse avec rondeurs à la ceinture m’avait dit être maire et instituteur à Havernas, petit village tout en côte. C’était la fois, à Saint-Léger-les-Domart, il portait une 4 l et un gilet de laine brun clair. Une peau sombre, le cheveu et la prunelle noirs, son visage aux expressions d’enfant contrastèrent d’emblée avec l’enveloppe d’hercule. Il lui manquait, je trouve, la bouffarde et le tabac aromatique. Nous avons travaillé durant ces trois ans ensemble et en confiance.
 
Une porte claque. On monte les escaliers à toute blinde. Un homme sec déboule comme une averse de giboulées. Voici le Vice-président chargé de l’aménagement de l’espace, médecin de campagne et mélomane. Avec son alter ego, il s’occupe plus qu’à loisir de « culture ». Il serre les mains, s’assied, croise vite ses pattes d’échassier et lis, en lissant le velours de son pantalon, mon curriculum. Je ne l’avais jamais vu celui-là mais je pressens déjà un changement de tonalité. Les tempes se serrent, la gorge me brûle, la salive se raréfie.
 
L’œil narquois, il m’asticotera un moment.
 
Puis on finit par m’engager. J’ai aujourd’hui de la considération pour le docteur, homme de culture que je vis souvent, par la suite, jouer, sans réelle méchanceté, au chat et à la souris.
 
Ces rois mages, premiers magistrats de communes, éloignées pour deux d’entre-elles de la tourmente du Val de Nièvre, ont, de mon point de vue, accompli plus en faveur de l’ouvrier du textile et sa descendance que le vermillon Robin des cités Saint Frères. Alors que beaucoup d’actes et d’interventions dissimulent un calcul tactique, qu’une vision électoraliste impose une conjugaison au présent, ceux qui aujourd’hui petits, ont touché l’art des doigts, ne sauront pas vraiment qui remercier plus grands. L’enfance de l’art fit se lever, ici, le soleil.
 
Avec cette triade, avec la directrice qui partit hélas rapidement vers d’autres horizons et une équipe culturelle au poil, nous tissâmes ensemble, les fils d’un tissu aux mailles que nous souhaitions de plus en plus serrées. On a tourné les pages du dictionnaire, on est allé bien souvent voir du côté de la connaissance, de l’éducation, de la formation, du savoir. Les contraires du mot « culture », « friche », « jachère », ignorance », nous firent parfois courber l’échine vers la terre à l’écoute de certaines diatribes.

Un bonjour de Saint-Ouen

Et pourtant il y eut un temps, bon et vieux où ça tissait sec le jute dans les ateliers, un temps où les noueuses se déformaient les phalanges, où l’ouvrier devenait dur de l’ouïe, le temps des œuvres sociales, où un château, dans lequel on fit un jour les comptes, dominait la Vallée et le cœur battant des usines, avec la cohorte des ouvriers alignés le long des artères, dans les cités. Ce fut un temps où le patron fut le père de tous, où se consomma bien le pain azyme de l’hostie, le temps du capitalisme en rien sauvage, temps du paternalisme social, rond, barbu et bienveillant comme un père Noël. Je pense hélas que ces Saint patrons ne mirent jamais l’Homme au centre de leur philosophie mais bien le prix et leur seul profit. Les Saint ne cherchèrent pas à contribuer à l’épanouissement individuel de l’homme des Usines, ni à contribuer au développement de leurs connaissances et de leur sens critique. Non ? Que penser alors de la grande difficulté que rencontrent aujourd’hui nombre des descendants de ces hommes face à la lecture, de la suspicion des élus du Val de Nièvre face au mot « culture » ?
 
Une abondante effusion de l’esprit Saint s’était répandue sur tous.
 
Et les femmes, les hommes et les enfants continuent de payer le prix. Quelle vie.

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EXTRAIT DU JOURNAL D’AMIENS
 du 14 Novembre 1883

 
« Il y avait une grand fête le 12 novembre à Flixecourt.
 
M. le Préfet de la Somme avait tenu à remettre lui-même à M. Charles Saint les insignes de la Légion d’honneur, qu’on s’étonnait depuis longtemps de ne pas apercevoir sur la poitrine de cet éminent industriel.

Cette imposante cérémonie, doublée d’une immense fête de famille, laissera des souvenirs profonds ainsi que de précieux enseignements de toute sorte, dans la mémoire des milliers d’assistants qui s’y pressaient.

A 10 h. 40, M. le Préfet et de nombreux invités ont été reçus à la gare d’Hangest-sur-Somme par MM. Jules, Guillaume et Edmond Saint qui s’étaient portés de Flixecourt à leur rencontre.

Aussitôt après, un train spécial, formé sur la ligne de chemin de fer de MM. Saint Frères, reliant ensemble leurs immenses établissements, emportait M. le Préfet, MM. Saint et leurs invités vers Flixecourt.

De nombreux pétards disposés sur le passage du train donnaient le signal de l’ouverture de la fête et annonçaient l’arrivée des invités qui étaient reçus, à leur descente de voiture, par M. Henri Saint, entouré des Directeurs des Usines et du personnel des bureaux.

Le cortège, précédé de l’excellente Musique de Flixecourt et d’une délégation d’ouvriers de chaque usine, bannières en tête, se rend immédiatement chez M. Charles Saint où doit avoir lieu la remise officielle de la croix de la Légion d’Honneur. Une quantité d’ouvriers formaient une haie compacte pendant tout le parcours du cortège, se découvrant sur son passage.

A l’entrée du cortège dans la cour de l’hôtel, M. Charles Saint a descendu les degrés du perron et est allé au devant de M. le Préfet à qui il a serré la main avec effusion, et l’a conduit au salon où se trouvaient réunies Mesdames Saint. Tous les invités sont ensuite entrés pour apporter leurs compliments et leurs félicitations.

Après cette réception et dans la cour, sur une estrade bien située de façon à permettre aux nombreux assistants de voir l’imposant spectacle qui va leur être offert, d’entendre les émouvantes paroles qui vont être prononcées, prennent place : M. le Préfet de la Somme, le nouveau CheValier de la Légion d’Honneur, le président de la Chambre de Commerce d’Amiens, M. de Boissy, Sous-Préfet d’Abbeville et M. Détolle, chef de cabinet du Préfet,  M. Léon Cohn, Madame Charles Saint, Madame Jean-Baptiste Saint et Mademoiselle Marthe Saint occupent le devant de l’estrade. Elles doivent être en effet les premiers témoins de l’éclatante justice rendue au chef de famille. »

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Comment imaginer que ce monde féerique ait pu disparaître ? Le château de la famille Saint à Flixecourt, le château des navettes, ressemble aujourd’hui à celui de la Belle au bois dormant. J’entends une ancienne ouvrière me dire les mains à plat sur la toile cirée de la table:  «  les syndicats, là, à force de trop vouloir tirer sur la corde ont causé tout ce désastre. On était si bien avant, on avait tout. » Qui peut en douter. Les congés payés, les 40 heures, le droit de vote des femmes, l’assurance maladie, le progrès social, la corde a fini par s’effilocher et céder. On a eu que ce qu’on méritait, voilà tout.
 
A ceux pour qui l’histoire de la dynastie Saint Frères n’évoque toujours rien, le discours éloquent de Labbé, M. Charles Labbé, Président de la Chambre de Commerce d’Amiens, qui suivit le discours du Préfet, ce 12 novembre, qui suit ce 11 pas encore férié, l’Industrie européenne n’avait pas encore contribué, pour remettre les compteurs à zéro, au basculement du nouveau siècle dans l’horreur. 14-18 où l’ouvrier, comme le paysan, se farcirent les tranchées et dont la chair put nourrir les canons fabriqués par d’autres cheValiers d’industrie pleins d’élan. Saint Frères trouva d’ailleurs là des débouchés inattendus ; ce sont les solides sacs de jute « Saint Frères », emplis de terre de France, qui servirent sur les parapets de la tranchée. En ce 12 novembre, donc, le discours de Charles Labbé, qui succéda au discours profondément remuant du Préfet, salué des acclamations de l’immense auditoire et qui fit ressentir aux Saint une émotion qui leur arracha plus d’une l’arme, dresse le tableau de la saga Saint Frères qui mérite bien son son et lumières.
 
« […] A un moment où des caractères bien trempés se découragent et paraissent faiblir devant les difficultés de la situation économique de la France ; où de bons esprits envisagent l’avenir industriel sous de sombres couleurs, voici un homme, Charles Saint qui, parti des rangs les plus modestes pour arriver au premier, donne à tous l’exemple du courage, de l’énergie et de la persévérance. Mettant en pratique cette fière devise du Nouveau Monde : En avant ! il ne cesse  d’augmenter et de faire progresser l’œuvre de la famille. Chaque nouvelle crise que traverse l’industrie, loin de l’arrêter, semble redoubler son ardeur. En avant ! s’écrie-t-il, et de nouvelles usines s’élèvent, de nouvelles améliorations viennent s’ajouter aux améliorations précédentes.
 
Vers la fin du siècle dernier, deux frères habitant une commune de l’arrondissement de Doullens, BeauVal, s’associaient pour faire le commerce de toiles d’emballage tissées à la main. Leur commerce prospéra sans toutefois prendre de grandes proportions. Je ne veux relever de la vie du père et de l’oncle du nouveau CheValier, que le mérite d’avoir su inspirer à leurs successeurs, et particulièrement à MM. Jean-Baptiste, Charles et Jules Saint, l’amour du travail, l’esprit de suite et la persévérance dans l’exécution de leurs projets.
 
En 1856, MM, Saint Frères qui avaient donné à leurs affaires une extension considérable par la création de Maisons de vente à Paris et à Rouen, se livrèrent à de nombreux essais pour arriver à tisser le jute mécaniquement. […]. C ’est ainsi que successivement furent créés 3 filatures, 3 tissages mécaniques, 2 tissages semi-mécaniques, des tissages à la main dans 15 à 20 communes du département, 1 corderie mécaniques et des ateliers annexes de teinture, de blanchiment, de bâcherie, d’apprêts de tissus, de couture et de mécanique.
 
Aucune difficulté, difficulté, aucune dépense n’arrêtait la Maison Saint Frères.
 
Le chemin de fer passait à 6 kilomètres de sa principale usine. Elle n’hésite pas et dépense plusieurs centaines de milliers de francs pour la création d’une voie ferrée destinée à faciliter le transport des marchandises.
 
Elle établit en France 12 maisons de vente ; elle en crée d’autres en Belgique, en Algérie, et en dernier lieu en Tunisie.

Toutes les améliorations indiquées par la science sont introduites dans ses ateliers : éclairage au gaz, système de ventilation pour soustraire les ouvriers aux poussières que dégagent les matières employées ; rien n’est négligé.
 
Le bien-être des ouvriers est aussi l’une des constantes préoccupations de MM. Saint Frères. A des caisses de secours et de prévoyance qu’ils alimentent dans une large mesure et administrées par les ouvriers eux-mêmes, ils joignent un service de santé et de pharmacie gratuit, des réfectoires-cantines où le pain est délivré à prix réduit, des écoles primaires gratuites ; ils bâtissent enfin plus de 200 maisons pour loger les ouvriers à des conditions loin de rémunérer le capital engagé. »

Alfred Manessier, peintre né à Saint-Ouen en 1911, enterré à Saint-Ouen depuis 1993, aurait sans doute aimé Rembrandt que pose là le cheValet. Rembrandt eut vraiment, lui, présenté les hommes, les femmes et les enfants d’ici sans déguisement, avec sincérité. Avec infiniment de dignité, il aurait osé regarder au plus profond de tous. Dans les portraits, il nous aurait mis en présence de vrais êtres humains et nous aurions perçu leur chaleur, leur besoin de sympathie, mais surtout leurs souffrances.
Mais le dernier mot revient à Clément Massy, délégué des ouvriers, qui prit la parole, sur l’estrade, ce 12 novembre 1883.

***

« Monsieur et cher Patron,
 
Je viens au nom de tous mes camarades, ouvriers de vos usines, vous présenter le respectueux hommage de nos félicitations pour l’honneur que vous recevez en ce moment et vous faire part de la joie que nous ressentons.

Après les belles et bonnes paroles qui viennent d’être prononcées, il ne nous reste rien à dire et nous nous sentirions portés au silence, si nous n’avions à vous exprimer notre reconnaissance pour les bienfaits que vous répandez sur notre contrée et plus particulièrement sur notre cher village.

Avant votre arrivée à Flixecourt, il y a 27 ans, nulle industrie n’existait. Les ouvriers étaient forcés d’aller chercher au loin un travail qui suffisait à peine aux besoins de leurs familles.

Mais aujourd’hui comme tout à changé !
Vos nombreuses usines occupent des milliers de travailleurs.
Le bien-être règne au milieu des cités populeuses.
Partout l’aisance a remplacé la gêne
.

Nous avons été les témoins journaliers et actifs des efforts que vous avez faits pour faire progresser l’industrie du tissage et de la filature, et nous avons maintes fois constaté leur plein succès.

[…] Le gouvernement de la République considérant les services éminents que par une vie toute de labeurs et de peines vous avez rendus au pays, vous a décerné la Légion d’honneur.

Vos ouvriers, réunis en ce moment autour de vous, comme autour du père de famille, sont heureux de lui exprimer en présence de son représentant le plus autorisé, toute leur satisfaction. Aussi devons-nous remercier M. le Préfet d’avoir rehaussé par sa présence l’éclat de cette fête.

Sa présence nous flatte et nous est utile enseignement ; elle nous prouve combien le travailleur est respecté et honoré dans notre siècle de progrès et de lumières ; elle nous prouve que sous le Gouvernement de la République le travail seul fait porter la tête haute et libre.
Je ne puis mieux terminer, Monsieur et cher Patron, qu’en vous priant de nous conserver votre bienveillance habituelle et qu’en vous promettant de faire toujours nos efforts pour mériter votre confiance, et conserver à votre Maison la brillante renommée qu’elle possède jusqu’au delà des mers.

Nous nous réunissons dans un même sentiment pour répéter :
 
Vive Monsieur Saint !
Vive Monsieur le préfet !
Vive la République ! »

***

Clément Massy n’a jamais récolté autant d’applaudissements.
 
La gestion un peu à l’emporte pièce des frères Saint après la seconde guerre mondiale, a créé un drôle de patchwork avec de l’usure à la couture, puis, cédant la Maison au groupe Agache Willot, laissant à la Vallée un drôle de nœud. A l’arbre de Noël organisé dernièrement par les Restos du Cœur dont la fréquentation ne faiblit pas, bien au contraire, on parle même ici de franc succès, le premier magistrat d’une commune s’est écrié « Vive Coluche ». Quelle vie.

Gens sans terre


Un projet culturel s’est donc engagé dans le Val de Nièvre aux alentours de 1997. Deux priorités, la lecture publique et la musique, furent alors dégagées.
 
A la suite du recrutement de Géraldine, s’élabora, dans le cadre du plan d’équipement informatique des bibliothèques communales par la communauté de communes, un réseau intercommunal de lecture publique ainsi qu’une politique d’actions culturelles autour du livre.
 
On me dit que les sept sociétés musicales de la Vallée de la Nièvre, héritières d’un grand mouvement musical lié au monde du travail, aujourd’hui fanfares et harmonies vivotantes, étaient à la recherche d’un nouvel élan.
 
Le recrutement de Xavier, en mai 1999, et la création d’une école de musique intercommunale commencèrent à dynamiser la vie musicale de la Vallée.
 
Naquit une Roulotte à livres qui alla à la rencontre des enfants sur les places publiques et les marchés. Des lieux et des livres furent ouverts. Des habitants se mirent à l’heure des diseurs, offrirent des lectures à d’autres, dans les bibliothèques et ailleurs. On créa une saison jeune public, les semaines des 4 jeudis ainsi qu’une saison théâtrale et musicale. Un lieu d’expression artistique s’ouvrait donc. Dans l’éditorial de la première Trame, journal d’actualité culturelle du Val de Nièvre, créé en octobre 1999, le Vice-président en charge des affaires culturelles écrivit :
 
« Dans ce numéro, nous vous présentons l’ensemble de nos actions ainsi que la saison culturelle 99/2000. Vous le verrez, notre politique de développement culturel intègre des actions de proximité mais aussi de grands projets comme l’informatisation des médiathèques, la création d’une école de musique et l’accueil en résidence d’artiste de renommées nationales. La Valorisation des individus et de la communauté de communes passe par la création d’actions réellement novatrices renvoyant une image positive du Val de Nièvre et de ses habitants.
 
Je veux, une fois encore, défendre avec force l’idée que la Vallée de la Nièvre a autant besoin d’un investissement culturel et artistique que d’un projet de développement économique.
 
C’est vrai, il y a aujourd’hui d’énormes problèmes économiques et sociaux, des problèmes de logement, de santé, d’environnement. Mais l’action culturelle est essentielle, parce qu’elle contribuera à nous faire changer d’histoire, dépasser les repères qui furent ceux d’une Vallée au passé industriel jadis florissant et retrouver confiance. La communauté de communes crée les conditions de ce renouveau. »

Lorsque j’ai commencé l’aventure ici, le premier événement que j’eus à organiser fut une nuit de la Science Fiction. C’était en 99 et comme le cria un gars dans le cinéma : « c’était bien space votre truc ! ». Une nuit de la SF, voyager aux confins de l’univers, dans un coin de Picardie qui avait vécu en autarcie pendant plus de cent ans, c’était comme sucer une pastille à la menthe après une Gitane blanche. Cette nuit au cinéma Le Vox de Saint-Ouen s’articulait autour d’une exposition de luxueux travaux du créateur de bandes dessinées Jean-Claude Mézières. L’artiste avait couché, aux feutres, sur le papier les personnages et les décors de ce qui deviendrait le Cinquième Élément de Luc Besson. Un quarteron d’adolescents avaient bien voulu troquer les mobs contre des navettes spatiales. Au bout du voyage dans ce Cosmos 1999, nous procédâmes illico à une révision de tous les circuits. Nous étions parti bien loin. Cet événement typiquement estudiantin, urbain, n’avait, de toute évidence, pas sa place ici, pas maintenant. Nous avions hâte, dès l’aube, de mettre en œuvre le projet culturel qui nous avait conduit sur les bords de la Nièvre. Les extra-terrestres, ce serait plus tard.
 
Anecdote interstellaire de côté, une politique culturelle germe sur un terreau, ici. Ne faut-il pas partir de ce qui est là ? Ce passé industriel de la Vallée, tout frais, à fleur de peau, semblait à questionner. Avant de partir à la vitesse de la lumière vers le futur, il semblait d’abord nécessaire d’engager un travail sur la mémoire vivante de la Vallée, la mémoire ouvrière. J’avais l’idée d’un projet où les témoins de ce passé parleraient aux autres générations. J’avais à l’esprit, qu’avant de se lancer, il fallait, maintenant, interroger hier pour penser demain.
 
Fini les plans sur la Comète. Nous avons souhaité que La Forge soit avec nous.
 
Pourquoi eux ?
 
J’avais déjà croisé la route de ces gens sans terre, nomades des présents et des espaces, bien à l’est de la Nièvre, dans la somme, en Santerre exactement, sur l’ancien front de 14-18. A l’est, il y avait du nouveau. La Forge sollicita, en 1994, les services techniques de la compagnie dramatique que j’animais à l ‘époque afin d’éclairer et sonoriser un événement, Un Signe en Santerre. Proyart. Une morne plaine vers L’Aisne. Un mastoc castelet gît sur son monticule crayeux. Là, face au château, un arc de triomphe miniature érigé par le maître des lieux à la mémoire d’un fils mort au front. Face à l’arc, sous l’enclume de La Forge, j’ai vu des guerres en images, en questions.
 
J’ai suivi depuis La Forge et ses étincelles, curieux de ces gens qui produisent des actions artistiques dans la vie, ici, actions qui provoquent toujours le débat sur des questions de maintenant. Depuis ce Signe en Santerre,  La Forge a créé bien d’autres signes, actions, installations, a édité des livres.
 
J’ai aimé leur travail avec les femmes méditerranéennes de Maubeuge, Amiens, Noisy le Grand, Beauvais, Lyon. Marie, plasticienne, proposa à ces femmes de réunir choses, objets chargés d’affects, attributs de vie. Cette aventure donna naissance à Mille et un bocaux. Les femmes déposèrent tous ces objets dans un récipient dont la transparence éloigna leurs vies de toute urne funéraire. En plus de la rencontre, l’œuvre agita bien mon bocal.
 
J’ai aimé aussi leur ténacité, leur sens du partage et leur savoir vivre. Voilà tout.
 
L’idée, ici, dans la Vallée de la Nièvre, avait à voir avec tout ça. Déjà des universitaires, ethnologues, historiens, s’étaient penchés sur la Vallée, la malade. Un film documentaire, Mémoires d’oubliées, avait également été tourné. Un écomusée fut même, un temps, envisagé.
 
Nous ne souhaitions pas entreprendre un pèlerinage en nostalgie, laisser prise aux pulsions mortifères. Nous voulions aussi provoquer la rencontre, créer des relations entre les artistes et la population. Nous voulions que cette aventure soit réellement pensée, avec, par les habitants, pour les habitants, que les gens se retrouvent au cœur. Nous voulions que l’art, les artistes se mêlent de cette histoire.
 
A quoi sert l’art ?
 
Le Vice-président chargé des affaires culturelles, attaché à une politique culturelle en faveur de l’enfance et la jeunesse, encouragea ce va et vient entre présent, passé et futur. La Forge fut donc avec nous. De là naquit, avec le soutien du ministère de la culture et du conseil général de la Somme, Quelle vie.

***

EXTRAIT DE LA TRAME, édition n°6, octobre 2000


A l’aventure

L’action culturelle de la communauté de communes du Val de Nièvre et environs, pour faire vivre la mémoire et la culture de la région, propose une aventure mutuelle entre ses habitants et le collectif La Forge.
 
Cette rencontre se fera sous la forme d’échanges et elle aura pour sujet la vie en Val de Nièvre et Environs. Vies d’aujourd’hui, d’hier, de demain. Vies d’enfants, de femmes et d’hommes. Vie de travail. Vie de famille. Vie des autres. Son objet est de créer, à terme un ensemble d’ouvrages (exposition, livre…) venant enrichir le patrimoine culturel du Val de Nièvre et Environs.
 
Nous -la communauté, un groupe d’habitants associés pour l’occasion et La Forge- parlons d’aventure car, au cours des trois ans à venir, nous allons vivre ensemble des événements imprévus, des expériences nouvelles qui naîtront de cette rencontre.
 
Aujourd’hui, pour démarrer cette aventure, nous proposons des lieux pour se rencontrer :
 
. les Grands Bureaux de l’ancienne usine Saint Frères de Saint-Ouen. Là, seront entreposés photos, documents, objets, témoignages…, les fruits des échanges.
. la roulotte du marché de Saint-Ouen, lieu d’information et de rencontres informels, à partir du dimanche 8 octobre.
. les Cafés parlés, tous les quinze jours, le mercredi suivant le jour du marché, à 18 h dans un café toujours différent : la parole est donnée sur un sujet.

Sur le marché, à droite David et Mikaël Troivaux

***


Quand j’ai vu François travailler avec le comité de pilotage des Cafés Parlés, Catherine, Christine, Virginie, Stéphanie, Pierrette, Jean, Jean-Paul, les Michel, quand j’ai vu Eric photographier les jeunes, réaliser, devant sa bâche blanche, sur le marché de Saint-Ouen des portraits de gens d’ici. Quand j’ai vu la fanfare de Flixecourt entrer en résonance avec Christine, l’ethnomusicologue de La Forge, quand j’ai vu Leslie lever le coude avec les anciens de chez Saint Frères, quand j’ai vu les sourires naître, les rires éclater, entendu les premiers tutoiements, les dimanches de marché autour de la cafetière de la roulotte, dans les Grands Bureaux, j’ai su que nous avions su éviter les trous noirs et que la navette filait un sacré drôle de bon coton.
 
Et j’ai vu les premiers objets précieux et leur histoire, navettes, casquettes, bobines, vêtements et outils de travail, pièces « Saint Frères », livrets d’apprenti, médailles du travail, cette trousse aux maints raccommodages avec outils usés, et j’ai vu tous ces bijoux transmis qui sont mémoires aux gens de peu, mais si riches de ça.
 
Des mythes se déversaient benoîtement, à l’instant du prêt, de la bouche de l’ouvrière ou l’ouvrier qui prodiguait sur le marché ou à l’heure des Cafés parlés la joaillerie verbale qui éclate dans les étranges noms, « bobinage », « cardage », « tréfilerie », « câblerie », « sisal », « jute », « coton », « pion ».
 
Au comptoir des palabres, un écrivain écrivait, tissait le matériau brut. Quelle vie.

DEUXIÈME PIÈCE
Et après

Et voilà le travail
……………………………

François,

Il y aurait ici avant de creuser les cafés parlés dans les 3 chroniques martiennes, une « méditation » sur le travail.

Je reproduis là une conversation eue avec Rabelais, il y en aura une autre je pense. Il s’agit encore d’un brouillon…

Enfin j’aimerais terminer le texte par un portrait d’un qui a dit NON. Je reproduis aussi ici le portrait… À LA FIN

Il a sa médecine, son droit, son temps qui peut être temporaire ou complet comme le pain qu’il faut gagner. Le travail. Quelle drôle d’occupation et pour quoi doit-on gagner sa vie ? Nombreux sont ceux qui donnent leur vie au travail, à l’Entreprise. La vie. On nous la donne mais il faut la gagner ? Pourquoi ? Rembourser son crédit ? A qui ? A quoi ? Apporter sa contribution à la Grande Marche ? Faire aussi tourner la Machine ? Mettre les doigts dans la Mécanique, le Système ? Souvent on dit que quelqu’un qui perd son travail perd par là même sa dignité. L’homme sans travail est-il sans dignité ? Le travail justifie-t-il l’existence des hommes ? Peut-on réduire l’Homme au travail ?

« Travel » en anglais « voyage » vient du français « travail ». Un voyage au pays du travail ? Chez Robert, « travail » est entre « traumatologie » et le verbe « travailloter ». j’aime travailloter. Au XI ème siècle le travail c’est d’abord un état ; l’état de celui qui souffre. Il est plus tard synonyme de fatigue. Le travail est aussi la période de l’enfantement, « la montagne en travail enfante une souris ». Sinon depuis 1471, le travail est l’ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire ou de contribuer à produire ce qui est utile ; état ; situation d’une personne qui agit avec suite en vue d’obtenir un tel résultat. Utile à la collectivité ? Utile à l’émancipation de la race humaine ? Qu’est-ce qui est utile ? L’art ? La brosse à dents électrique ? Une photographie d’Eric ? Les pommes de Cézanne ? Une automobile
qui va à 220 ? Le fromage de chèvre ? Une bombe atomique ? Un champ de blé mûr ? Un troupeau ? Un tableau noir ? Un ordinateur ? « Besogne », « ouvrage », « boulot », « labeur ». En face : « repos ». l’homme en repos, qui s’adonne à la méditation, souvent travaille, sur lui, pour lui et pour les autres. Non ?

En économie, le travail est l’activité économique des hommes aidés ou non par les machines, productrice d’utilité sociale.

Au lieu de taper le carton, j’ai tapé, en sauçant une omelette-frites, la discute avec mon cardeur de Rabelais qui arborait ce soir là un nez rouge. A la bougie, dans son lit, il a beaucoup lu et s’est forgé le jugement, Rabelais. Dans l’attente de sa blanquette de veau, il fit monter une drôle de sauce.

Je mâchai.

Il me pique une frite et là :

Il respire à fond :

Et voilà le travail…. La suite est à venir

***


Héros amiénois, Lafleur est une marionnette à tringle et à fils dont la création remonterait à la fin du XIIIème siècle. Il a l’esprit moqueur, et n’hésite pas à affronter “chés cadoreux” (les gendarmes). Les théâtres de marionnettes, nombreux florissants au siècle dernier ont disparu avec le cinématographe. Grâce aux “Amis de Lafleur” en 1930 et à “Chés Cabotants d’Amiens” en 1933, Lafleur renaît.

Jean-Pierre Facquier
Lafleur n’est pas de bois !

La ferme

Avec Jean-Pierre Facquier, on doit vite s’éloigner des sentiers battus. Pas manqué. D’abord il y a cette petite rue improbable, au détour d’un virage en épingle, rue Gentel, qui vous emmène sur les hauteurs d’Halloy-les-Pernois. Je gare la traction dans l’herbe. Les rayons obliques d’un soleil pâle caressent des pentes limoneuses vers lesquelles s’en va un chemin bordé de haies. Prometteur. Il y a ensuite cette porte cochère et son minuscule bas-relief de bois blanc où se détache un visage et l’inscription « Jean-Pierre Facquier-Sculpteur ». Coup de sonnette. Le visage s’avance, Jean-Pierre Facquier en chair et en os. Il me tend une main noueuse comme une racine de buis. La face est burinée, le regard clair, le rire vient de l’enfance. De quel bois est fait cet homme là ? Il m’a l’air dur et tendre à la fois et il s’entend que la souche est picarde.

Puis il y a cette clé cassée dans la serrure. La porte de l’entrée principale ne s’ouvre plus. Il faudra passer par l’entrée des artistes. Fort bien. Il y a la ferme. Un corps de ferme que l’homme a sauvé des vents d’ouest. La façade de la maison arbore là un nouveau torchis. L’homme me montre une grange à la toiture envolée. La charpente ressemble à une coque de navire sur le dos. Il passe la main sur les poutres. Il est ici depuis un peu plus d’un an. Bien. Et le sculpteur m’emmène dans la petite maison du vacher. On travaille ici toutes sortes d’essences de bois aux parfums subtils. Des billots de bois sont en train de devenir visages.

Tête de bois

On s’assoie maintenant à la table de la cuisine. De nombreux personnages immobiles, fixés par leur tringle au buffet en bois massif, me jettent un regard en coin. Un chien roux vient coller sa truffe humide à la fenêtre. Un cheVal noir pâture dans le pré d’à côté. A ma gauche, un champ de blé naissant derrière la haie du jardin ; à ma droite, les pentes calcaires qui descendent en moutonnant vers la Vallée de la Nièvre. On se sent vraiment bien, en paix. Et pourtant. Jean-Pierre fait glisser ses mains terreuses sur la toile cirée, suit des yeux l’éclair d’un vol, d’un rayon. Il va s’ouvrir avec bienveillance, comme une fleur.

Jean-Pierre Facquier est né à Flixecourt, à la maternité Saint Frères, il y a quelques lunes (cinquante trois ans). Jusqu’à ses cinq années, il habite Halloy-les-Pernois avant que la famille n’immigre vers Berteaucourt-les-Dames, ses marronniers aux belles frondaisons, ses tilleuls et sa rue des carrières. Il garde le souvenir d’une enfance heureuse. Je le vois d’ici, gamin affûté, genoux couronnés, courir les futaies, baguettes de coudre pour tromper les jours et coucher les herbes. Un de la campagne, préférant être au cul des vaches ou dans le bocage, plutôt que d’user le cul du velours sur un banc de la communale, le pif collé à la fenêtre, l’oreille tendue vers le chant d’un piaf. Jean-Pierre, amoureux de Dame Nature a la poésie dans la viande. Il croit que si ses parents, ouvriers, avaient cultivé la terre, il n’aurait jamais bougé de là : « Dès que je rentrais de l’école, je posais le cartable pour foncer chez le Maréchal-ferrant ou à la ferme, passer le collier aux chevaux de labour. »

A 13 ans, l’école est finie. Il sera, pendant trois ans, employé dans une ferme de Berteaucourt. Il ne verra pas là les heures passer. Il vit pleinement sa passion pour les métiers de la terre. Il s’occupe de six vaches qu’il doit traire à la main chaque matin, accompagne aux champs des hommes à la bonhomie brutale.

Vers 17 ans, son amour pour la nature évolue un peu ; il s’entiche de nouveaux tétons. Il commence à fréquenter les bals, du vendredi soir au dimanche, effleure de sa jeune moustache l’oreille de belles créatures faites de rires et de vichy. « Ch’ Crin Crin » de Saint-Ouen devient son nouveau terrain de jeu. C’est à cette époque qu’il entre chez Saint Frères : « Dans la Vallée, dès que t’ avais un peu de bras, tu entrais chez Saint Frères. Sans eux, ici, t’avais l’impression de n’être rien. J’ai jamais pu accepter ça ! ». La tête de bois file tout de même au bobinage d’Harondel. Il y rejoint le paternel. Pas pour longtemps. Saint Frères ne fait pas dans la dentelle. Après le chant de mésanges il connaît le son de l’enfer. Il se souvient encore parfaitement du bruit des machines, insupportable, qu’il entendait même dans le sommeil. Trop, c’est trop. Il arrache la toile. Sa quête commence.

Qui tire les ficelles ?

De labeur en labeur, Jean-Pierre arrive à Amiens : « Là, je me suis rendu compte que, dans la Vallée, on
laissait tout le monde dans l’ignorance. On ne savait pas, je t’assure, ce que c’était qu’un feu rouge !
». Les travaux de manutention les plus durs s’enchaînent. Dans les usines, aux pauses, il ne supporte plus ces gens qui parlent dans le vide, pas si mécontents de leur sort, qui pensent que c’est comme ça, qu’ils n’y changeront rien : « Je ne me mêlais jamais aux conversations, j’avais toujours à la main un couteau et un morceau de bois ; C’est là que ça a commencé… ». Par contre, et il aura à en souffrir directement, il ne supporte pas l’injustice. Il y va, à chaque fois, la fleur au bout du canon : « Si je voyais, par exemple, un jeune maltraité par un contremaître, je fonçais ! Et quand je demandais aux autres de bouger avec moi, il n’y avait plus personne ! Ça me foutait les nerfs en pelote ! »
Son mariage avec Anita et une première petite fille plus tard, il commence, pour boucler les fins de mois, à fabriquer des tables et des chaises de ferme. Celui qui ne la boucle pas est toujours habité par la ferme. Pour oublier l’exploitation de l’homme par l’homme, il fabrique des objets en allumettes, des bougeoirs, des lampes de chevet. Il commence à apercevoir une petite lumière au bout de son tunnel.

La mèche est allumée

Mai 68 passe par là. « Sous les pavés, la plage ». Il sort d’une voie qu’il a toujours refusé de voir toute tracée. Ses mains l’aident définitivement à ne plus arrondir les angles. Jean-Pierre sculpte alors des bijoux en bois, se rapproche d’autres, qui ont choisi la poterie ou le tissage. C’est plutôt cool. Il a le sentiment profond de construire enfin quelque chose. Pour gagner sa croûte, il ira, pendant quinze ans,
sans aucune interruption, vendre ses bijoux, ses objets artisanaux, sur les marchés et les plages de France. Tout ça finit par s’enquiller correctement : « J’avais toujours mon couteau et un morceau de bois à la main. Je continuais à sculpter en attendant le chaland. Un jour, un camelot m’a demandé de lui faire un cheVal. Un vendeur de godasses m’a demandé un bas-relief. Top là ! ». On se rapproche. La fine lame restaure des jouets anciens et des boîtes japonaises jusqu’à ce jour où un vieillard au regard plein de malice lui apporte une marionnette cassée. C’est Lafleur qu’il faut réparer. Le déclic a lieu là : « Je me suis mis à m’intéresser au personnage. Moi, qui n’avais jamais vu de théâtre, je suis allé le voir. J’ai rencontré toute cette famille, leurs histoires. Franchement, sans rire, j’ai eu l’impression que Lafleur, c’était moi ! le genre à pas se laisser faire, moqueur, et toujours prêt à foncer dans le tas ».

Un bouquet plein de couleurs

Nous voici quelques années plus tard. Lafleur et les marionnettes à fils, à tringle n’ont plus de secrets pour lui. Il a mis au monde, à coups de ciseaux à bois, des centaines de personnages. Il a construit son théâtre de marionnettes. Il a appris à manipuler ses acteurs. Maintenant, c’est lui qui tire les ficelles. Lafleur a mis de la couleur dans sa vie, l’a emmené un peu partout en Europe, dans les festiVals, au Japon, à Osaka, où il a pu rencontrer des marionnettistes traités là-bas comme des dieux vivants. Lafleur lui a permis de rencontrer d’autres artistes et des hommes célèbres. Jean-Pierre Facquier est même entré dans le Larousse.

Ses marionnettes sont des pièces uniques dont les visages sortent le plus souvent d’une pièce d’orme sec : « J’aime l’orme, c’est un bois qui a des veines un peu comme nous. C’est comme du sang qui circule ». Chaque visage est particulier. Anita, sa femme, confectionne les costumes. Il a fini par revenir sur la terre qui l’a vu grandir et il habite enfin sa ferme : « ici, avec tous mes pantins, je me suis construit un monde à moi. Ce que je veux c’est un monde où l’on puisse vivre en harmonie. C’est pas ces marionnettes-là qui font le mal ! ».

Citoyen Lafleur

Lafleur n’est pas du bois dont on fait les flûtes. Que ferait alors un Lafleur aujourd’hui, lui, qui est le seule de la famille de « chés cabotants » à avoir les jambes raides pour mieux mettre les coups de pied au cul ? Il en ferait rougir des fesses ! Que pourrait bien nous dire Lafleur ? Que cette histoire de vache folle n’a décidément ni queue ni tête. Que faire manger de la barbaque à des broutards, au nom d’une rentabilité à tout crin, a fait de l’homme un apprenti sorcier. Lafleur se révolterait contre le permis de polluer que négocient les pays les plus industrialisés dans les conférences mondiales. Il dirait que nous avons autre chose à faire que de scier la branche sur laquelle on est assis. Un autre monde est à modeler, à sculpter. Nous sommes, dirait-il, les locataires d’un joyau émeraude qui est à préserver. Lafleur dirait tout le respect qu’il a pour le piéton Théodore Monod, à jamais privé de désert, scientifique, noble combattant de l’injustice. Lafleur s’interrogerait peut-être enfin sur ce village global qui va se réveiller un matin sous le soleil de big brother. Jean-Pierre Facquier m’a dit tout cela…

Lafleur existe, je l’ai rencontré.

***

Quart. V. Instant, moment. « Je vais passer une mauvais quart d’heure » (ROMAINS), traverser
un moment pénible, une épreuve. Le quart d’heure de Rabelais, le moment où il faut payer la note.

Documentation réalisée

Auteur.e.s
David Andrieux