Démarche :
LE FAIRE DE LA FORGE ?
« J’en louerai un »
[- Écrit de Christophe Baticle. 4éme session des Ateliers de pancartes brodées,
Espace culturel François Mitterrand de Friville-Escabotin, le 12 avril 2024 -]
La fête d’Adam
Comme le mois dernier, nous nous retrouvons à 13H30 au centre culturel de Friville-Escarbotin. Le bourg a conservé son statut de chef-lieu de canton, ce qui montre son importance au regard des environs. Mais en réalité c’est un peu plus complexe : il y a Friville et il y a Escarbotin, auxquelles anciennes paroisses s’ajoutent Belloy-sur-mer et même La Vilette. Encore et toujours des histoires de délimitations et d’appartenance. Justement, ces questions pourront constituer un premier point d’accroche puisque notre collectif aura à en traiter prochainement… de ces affaires de frontières : d’ici(s) et de là(s), des Nous et des Autres.
Il s’agit donc ce 12 avril 2024 de la quatrième rencontre-retrouvaille, avec Micheline et Marie-Françoise, deux « historiques » de l’opération « Fées diverses », démarche de La Forge remontant maintenant à une quinzaine d’années. Betty, qui s’est ajoutée à ce retour dans le Vimeu est fidèle au poste. Elle est même moteur par bien des aspects. Et le travail avance, les participantes produisant leurs futures pancartes revendicatives : regards de femmes sur le masculin. « Le » ? L’article au singulier trouve des limites, ce que nous verrons dans un second temps.
Mais tout d’abord commençons par un truisme : toute formulation d’un propos, quel qu’il soit, s’inscrit dans un contexte à la fois spatial et temporel : ici le Vimeu au temps de Metoo. Une autre configuration produirait bien évidemment des thématiques différentes. Quid de l’impact d’un phénomène de société dans ses ondes de choc, au bord de la Manche ?
« ICI C’EST ESCARBOTIN » : le maintien des attaches territoriales
Après notre installation vient la lecture du texte de Denis Lachaud, l’écrivain de La Forge qui a produit sa restitution de la précédente rencontre. Le texte a été dupliqué et distribué par François. Valérie en fait lecture. Je relève sur la première page « Friville, 22 mars 2024 ». Nous sommes donc à Friville ici (?), du moins c’est ce qu’on pourrait croire. Pas exactement en fait puisqu’aux yeux des locaux assez âgés pour avoir connu les anciennes communes, ces entités disparues font encore sens. Certains panneaux indicateurs ou encore les entrées d’agglomération continuent d’ailleurs de mentionner Friville-Escarbotin-Belloy. Les tirets sont là pour dire qu’il existe une volonté politique de faire ensemble, eu égard à la contiguïté des agglomérations. Mais dans les vécus individuels des frontières existent encore, bien qu’elles ne soient plus matérialisées sur le terrain. D’ailleurs, le site internet de la commune reproduit ces différenciations. On trouve encore des associations qui mentionnent les trois bourgs, comme celle des commerçants, de l’harmonie, de l’union sportive… D’autres ont trouvé la parade en arborant l’unificateur toponymique « Vimeu » : les donneurs de sang, le centre équestre… Mais sur les sites plus généralistes n’ont souvent subsisté que Friville et Escarbotin, Belloy-sur-Mer disparaissant la plupart du temps.
Cette fusion ayant abouti à la nouvelle commune est particulièrement difficile à documenter. Il faut rechercher longtemps avant d’en retrouver une trace, en 1795, sur un site spécialisé 1. Et pourtant, en allant rechercher une carte de l’agglomération l’une de nos interlocutrices est capable de situer précisément ces limites, qui se sont donc transmises au travers des générations, quelques deux siècles et un quart après la fusion. Il faut dire qu’elle est née à Escarbotin, à quelques encâblures seulement de là où elle réside aujourd’hui, toujours à Escarbotin. Son père a travaillé comme ouvrier-boulanger dans une autre rue. On pourrait néanmoins penser que ces variations toponymiques connaissent des limites. Par exemple, habitants de Friville, d’Escarbotin et de Belloy se retrouvent-ils dans un cimetière commun, la mort dissolvant les appartenances ? Que nenni, on identifie clairement deux résidences ultimes sur le territoire, une à Friville et une autre à Escarbotin.
Une inscription dans des lieux précis et identifiés donc, mais qu’on retrouve encore lors de l’évocation d’autres souvenirs. Il suffit pour s’en convaincre de reprendre le roman-photo paru dans l’ouvrage de La Forge paru en novembre 2007 2. Certaines scènes s’y déroulent au pied d’une éolienne, un élément du paysage devenu commun dans la région, la première de France pour ces installations. Ainsi, en 2021 on ne comptait pas moins de 2 500 de ces moulins à vent géants, alors que la Somme se hissait déjà au premier rang de tous les départements avec 960 de ces machines à brasser le vent. Mais à l’époque c’était là une originalité qui attirait les regards. On se souvient qu’à Chepy, village tout proche où émergea le premier parc du secteur, une petite foule venait chaque jour assister au montage de ces mastodontes, pièce par pièce : un mécano sans comparaison. C’était un spectacle tel qu’une barraque à frites avait fini par flairer le filon, proposant ses prestations au public. Le montage sert encore de repère mnésique pour une autre qui se remémore les premiers pas de sa petite-fille, réalisés pendant ces observations, alors qu’elle est aujourd’hui âgée de 22 ans.
Une des productions : « Le torchon brûle »
« C’EST PAS TOUS LES MÊMES » : résurgence du prince charmant ?
Faudrait-il alors rechercher l’unité dans une identité de genre : les femmes de Friville-Escarbotin-Belloy face une gente masculine tout aussi unitaire ? On ne le répétera jamais assez, l’identité en tant que telle est un produit, issu d’un processus, qui varie dans le temps et dans l’espace. Après la Seconde Guerre mondiale on tend à se reconnaître principalement dans sa classe sociale. C’est le résultat de la longue histoire du capitalisme, qui a réifié les identités à partir de la place occupée par les individus dans le procès de production. Ce n’est qu’au début des années 1980, sous l’effet déstructurant du néolibéralisme, que l’on assiste à une centration sur l’identité locale, particulièrement au sein des classes populaires. Désormais, on voit apparaître une focalisation sur le genre, qui marque une nouvelle manière d’envisager le Nous, en particulier chez les femmes. Et c’est précisément ce qui nous intéresse ici : comment se matérialise ce « trouble dans le genre », pour reprendre le titre d’un essai de Judith Butler, autrice féministe qui pose que l’identité féminine n’existe qu’au travers du patriarcat qui lui a donné naissance.
Pour reprendre les slogans imaginés par les fées, il y en a un qui n’a pas encore été brodé sur un des torchons : « Si j’avais su… » S’engage une discussion pour savoir s’il se suffit à lui-même ou si « le plus amusant serait de savoir ce que chacun mettrait à sa suite ». Côté La Forge, le doute laissant place à l’imaginaire, l’absence de complément s’impose. Une sorte d’équivalence littéraire à la notion de « flou artistique », en somme. Mais certaines dames du Vimeu ont leur idée quant à ce qui ferait une bonne suite à ce Si j’avais su. « Je ne me serais pas mariée » entend-on par exemple. Mais finalement ce sera au public de l’évènement, qui clôturera cette production, d’écrire sa propre déduction. On mettra ainsi à la disposition des passant.e.s de quoi produire des suites inattendues.
C’est qu’il va falloir faire venir le chaland au Petit casino d’Ailleurs, à Ault, en ce dimanche 2 juin 2024 où la saison estivale commencera à peine pour la côte picarde, encore fraiche à cette période. Certes, nous serons non loin de la plage d’Onival, qui draine une partie des estivants, mais la rue qui mène vers cet espace culturel n’est pas non plus une voie d’accès évidente vers les lieux fréquentés par les touristes. En revanche, l’action envisagée baignera dans une eau propice. Ouvrira en effet, le 3 juillet et dans le même lieu, une exposition intitulée FémininS SingulierS. Nous nous situons bien dans la tendance du moment, impossible d’en douter.
Le rabattage du public se réfléchit et en la matière les stratégies ne manquent pas. D’abord deux fées positionnées sur le front de mer afin d’informer de l’évènement qui attend les plaisanciers à quelques rues de là. Ensuite faire venir ses proches : enfants, parents plus éloignés, connaissances et même… maris. Mais si l’on n’en a plus ? En trouver un nouveau ? Ne resterait plus que deux petits mois. Alors fuse la réponse : « J’en louerai un ! » La réinvention du fameux « Adopte un mec.com ?
Logo d’AdopteUnMec (wikipedia)
Le site de rencontre français a connu un beau succès depuis sa création en 2007. En 2015 il comptait plus de 10 millions d’inscrits d’après la société gestionnaire et c’était l’application du genre la plus rentable en France. De plus, le concept né dans l’hexagone a essaimé dans une dizaine d’autres pays, comme l’Espagne, l’Italie, la Pologne, l’Allemagne et plusieurs États d’Amérique. L’Italie, le pays qui a donné naissance au chanteur Frank Michael, que nos Fées connaissent bien. Est-ce que la plateforme de rencontre promettrait de nouveaux Francky à la peau dorée par le soleil du sud, version 2024 ? La tournée d’adieu est en effet projetée pour 2024-2025, le temps presse pour le chanteur de charme qui a fait chavirer les cœurs des fées.
Parmi leurs slogans, on trouve « Le torchon brûle », « Je rends mon tablier » et « Va te faire voir », mais aussi « Quand t’es amoureuse, tu vois rien d’autre » et « Le mien est une perle ». Entre y croire encore ou définitivement enterrer les illusions, les cœurs balancent. On se chambre gentiment : « Tu y croyais au prince charmant toi ? »
La conclusion était déjà dans le roman-photo précédemment évoqué :
– « Pourquoi on les a dans la peau. »
– « C’est un mystère. »
Mais il n’est pas certain que nous soyons ici dans un des cas de figure tels que ceux décrits par la « sociologue des émotions », Eva Illouz, dans son ouvrage La fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, où elle décrit « le choix de « ne pas choisir » comme la conséquence du développement de la liberté émotionnelle et de la liberté sexuelle, traits caractéristiques de la « modernité émotionnelle », définie comme une « propriété de soi affective et corporelle ».3
Ne pas choisir, voilà un luxe nouveau. En conséquence, à cette formule « Le mien, il vaut rien », répond celle-ci « C’est pas tous les mêmes ». Entre constat désabusé et relativisme, conjuguer le masculin à tous les temps de l’imparfait. Et les hommes, que disent-ils de tout cela ? Réponse, peut-être, le 2 juin à Ault.
Christophe Baticle
Socio-anthropologue
Aix-Marseille Université
UMR 151 LPED (Marseille) / UR 4287 Habiter le Monde (Amiens)
——————————————————————-
- 1. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_anciennes_communes_de_la_Somme
↩︎ - 2. Cf. Fées diverses. Ou la rencontre improbable entre le collectif La Forge et un groupe de femmes du Vimeu (Somme), éditions Dumerchez. ↩︎
- 3. page 18. Cf. Laure Sizaire : « Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain », recension sur Lectures, novembre 2020 [En ligne] : https://journals.openedition.org/lectures/45577 ↩︎
Action réalisée
Auteur.e.s Christophe Baticle
Productions liés
- Atelier des pancartes brodées (4)
- Atelier des pancartes brodées (3)
- Atelier des pancartes brodées (2)
- Retour en Vimeu : atelier de pancartes brodées (1)
- En Vimeu : Des Transparences Sonores
- ≪ NOS HOMMES ≫
- Atelier des pancartes brodées (5)