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Démarche : Le faire de La Forge ?

EN VIMEU : DES TRANSPARENCES SONORES

[- Écrit de Christophe Baticle. 3éme session des Ateliers de pancartes brodées, 22 mars 2024, Espace culturel François Mitterrand de Friville-Escabotin -]


 
Le rendez-vous était fixé à 13H30, ce vendredi 22 mars (date historique !) au centre culturel, également bibliothèque et médiathèque de Friville-Escarbotin, dans cette microrégion qu’on appelle le Vimeu. Un toponyme qui trouverait son origine dans le nom d’une rivière, la Visme, devenue aujourd’hui la Vimeuse. Mais le Vimeu est surtout connu pour sa proto-industrie rurale très ancienne, qui s’est peu ou prou maintenue malgré le phénomène de la désindustrialisation, malgré les délocalisations destructrices, malgré l’éloignement des centres de décision. Il convient d’ajouter que la population active n’y est peut-être pas pour rien : travailleuse, attachée à son local, mal payée… Il n’y a donc pas à se surprendre d’y voir encore prospérer l’industrie de la petite métallurgie : robinetterie et serrurerie notamment. Le collectif La Forge y revient après une vingtaine d’années. L’idée est venue à partir de l’opération intitulée « Le faire de La Forge ? », dans laquelle le documentariste Pierre Boutillier s’est appelé à réaliser son regard sur le collectif. Pour ce faire, des contacts ont été repris avec les dames qui avaient participé à « Fées diverses, ou la rencontre improbable entre des artistes et un groupe de femmes du Vimeu ».
Avant d’entrer dans ce qu’il m’a été donné d’observer et d’entendre ce jour à Friville, je commencerai par expliquer mon rapport à ce secteur du département de la Somme, qui n’a rien de neutre.


Entre les vallées de la Bresle et de la Somme : le Vimeu

Friville-Escarbotin apparaît comme la petite capitale de ce « pays » d’Ancien Régime.

UN NOM DANS L’HISTOIRE OUVRIÈRE : le Vimeu


En étudiant dans la région, au tournant des années 2000, ce bastion ouvrier m’avait ouvert sur des hypothèses qui permettaient de mieux comprendre la fronde cynégétique commencée dans les années 1980, et qui s’est poursuivie jusqu’au début du présent millénaire. Nous nous situons en effet à quelques encâblures de ces sites prisés pour les chasses aux migrateurs : la baie de Somme, bien entendu, mais aussi le hâble d’Ault, le marais d’Hautebut, celui de Woignarue. Autant de noms aux résonnances mythiques dans le monde des « sauvaginiers », soit ces adeptes de la sauvagine connus pour être les plus acharnés de tous les chasseurs et qui ont fourni au parti politique Chasse, Pêche, Nature et Traditions (CPNT) ses tout premiers bataillons : historiquement parlant, mais aussi en effectifs et en capacité de mobilisation. Même au Canada, sur le lac Saint-Pierre où séjournent des colonies d’oies impressionnantes (et donc des chasseurs nombreux), Marcel m’avait avoué avoir découvert dans cette petit région française une passion cynégétique qui l’avait impressionné, lui qui passe pourtant sa vie sur le lac où il s’est d’ailleurs marié, avec Geneviève qui en connaît elle-même un petit rayon dans le registre passionnel de la pêche et de la chasse.
 
Pendant ces années d’enquête, on m’avait régulièrement évoqué ce « Vimeu rouge », ancré de longue date dans une tradition anarcho-syndicaliste revendicative, puis communiste avec des lignées de maires affiliés au parti, notamment dans les trois villes sœurs, celles des F : Friville-Escarbotin bien entendu, mais aussi Fressenneville et Feuquières-en-Vimeu. Le parti a subi des revers, comme partout en France, mais la CGT arbore encore fièrement son drapeau rouge sur la façade de son siège local de Friville. Ainsi, lorsque la carte régionale se couvre de manifestations, on est surpris de découvrir Friville à côté des grandes cités d’Amiens, de Saint-Quentin et de Beauvais. Il subsiste ici, indéniablement, quelque-chose de l’esprit de résistance d’une gauche pourtant en berne depuis le grand retournement de 1983 et la déception d’une vie qui ne changerait pas véritablement, au final. Les mêmes manifestants, dans la rue les jours de protestation, se retrouvaient la nuit au cœur des marais de la côte picarde, les jambes dans leurs Waders, la tenue de camouflage pour uniforme de reconnaissance. Je les avais suivis tant de fois lors de cortèges impressionnants, où la couleur dominante était le kaki, mais je ne serais pas vraiment parvenu à comprendre l’esprit de la baie sans aller le chercher dans ce Vimeu tout proche et si loin. Claude, mon acolyte de terrain, en était d’ailleurs et ne manquait jamais une occasion de me faire vérifier cette vieille loi anthropologique que connaissent bien les ethnologues : pour les gens du lieu, le lieu est le centre du monde, un axis mundi à sa manière, planté dans le marais où l’on pose la hutte, cette Maison des hommes souvent mal traités le jour à l’usine, qui prennent leur revanche la nuit. La conclusion s’imposait : la chasse était à la fois un dérivatif de la vie ouvrière locale et une manière de rehausser la fierté œuvrière quand l’unité de classe foutait le camp : « Au moins not’Baie, on la délocalisera pas ! » disaient les chasseurs, ce qui ne manquait pas d’être repris par les politiques avides de voix.
 
Ainsi donc les corbeaux volaient ventre au ciel en traversant cette région, « pour ne pas voir la misère au sol » scandait Claude. Et les femmes, que disaient-elles de leur côté, comment vivaient-elles les difficultés du quotidien, comment occupaient-elles leur temps ? En 2004, le collectif La Forge s’était posé dans cette contrée : éloignée de la préfecture picarde, pas tout à fait sur cette côte recherchée pour ses activités balnéaires, proche de la sous-préfecture Abbeville sans en avoir fait son centre de vie. On allait à la sous-préfecture pour l’hôpital, certes, les papiers officiels encore, mais au quotidien le Vimeu donnait l’impression de se suffire à lui-même.

RETOUR SUR UN TERRAIN : un classique où l’histoire ne ressert jamais tout à fait les mêmes plats

Revenir sur un terrain déjà investi des années en amont est devenu un exercice classique de l’anthropologie. Les chercheurs y visent un renouvellement du regard qui va les obliger à faire œuvre de réflexivité, une démarche parfois douloureuse, faite de remises en question, de doutes, de perception des erreurs passées. Ce genre de retour offre une occasion unique de plonger dans sa subjectivité passée, espérant en faire un enseignement pour l’avenir.
Sauf qu’ici, personnellement je n’avais pas encore inséré La Forge. En conséquence, aucun souvenir à confronter à la réalité contemporaine. Mais subsiste le livre qui en est ressorti, ce « Fées diverses » de près de 200 pages, publié en 2007. On y trouve beaucoup de productions textiles, brodées de slogans comme « Il existe pas le Père Noël », des souvenirs, souvent des désillusions, des objets également, chinés dans les réderies du secteur, qui portent chacun leur petite histoire. Ces fées racontent ainsi leur vie, le quotidien, les espoirs, la région.
 
Au-delà de toutes ces évocations par productions interposées, un curieux récit, mi imaginaire, mi réel : « Francky », roman-photo selon la longue tradition introduite en France par le magazine Nous Deux, dès 1950. J’en avais vu à la maison de ces magazines, mais c’est à l’université qu’était apparu tout leur intérêt pour étudier la culture populaire du quotidien. Notre enseignante en analyse de contenu, Anne-Marie Marchetti, avait trouvé cette corne d’abondance sans fin pour nous faire travailler les projections sentimentales de nos mères. Car dans le roman-photo, le rêve d’une vie meilleure ne manque pas, il foisonne à chaque page, permettant les identifications les plus ébouriffantes.
Ainsi, à partir des photos d’Éric Larrayadieu, du texte de Denis Lachaud et surtout de l’imagination des dames du Vimeu, naissait Francky, une version fantasmatique du chanteur Franck Michael, mis en scène pour devenir l’envers de leurs conjoints, lesquels décrits comme fourrés au bistrot, cet antre du masculin tant honni, n’auront qu’à bien se tenir à leur retour éméché au bercail familial. C’est dans Fées diverses la principale évocation des relations matrimoniales. Un rapport aux hommes qui devient central dans les rencontres de 2024. L’air du temps a poussé sur le littoral picard la vague Me Too. Écoutons ce qu’elle a à dire ici.

ÉCOUTER N’EST PAS JOUER : les règles sociales de l’opinion

Les Fées de 2004 se sont un peu réduites en nombre. Elles restent deux du groupe initial, Micheline et Marie-Françoise, auxquelles s’est greffée Betty et désormais Laurence pour cette troisième rencontre : une revoyure comme on dit en picard. Micheline, un prénom rare et un temps prisé dans le nord de la France ; c’est aussi le prénom de ma mère, sa détestation encore. Je me sens comme immergé dans un monde socioculturel que je connais bien. 


Elles sont donc quatre et nous sommes six à forger autour de leurs travaux de broderie et leurs échanges verbaux. Micheline a bien avancé son ouvrage, parce que « des moments, quand je regardais la télé et que ça m’énervait, j’en faisais un peu. » Denis l’écrivain écrit, Marie-Claude la plasticienne brode, Pierre en documentariste filme et interroge, François notre coordinateur aide à la production des chaînettes de laine et Valérie la graphiste pense l’ensemble, imagine une projection en manifestation à venir. Quant à moi… j’écoute, voire je provoque de temps en temps, en sociologue qui se respecte. C’est mon métier de prendre le contre-pied, d’aller à contre-courant du flot dominant, de discuter les évidences, de me montrer distancié et critique, même faussement. C’est une activité assez prenante que d’interroger ce qui ne se discute pas dans une époque…ça me cause aussi pas mal de soucis relationnels, mais je l’assume. Il faut bien se trouver un rôle dans cette société et les plus en vue étaient déjà pris.
 
J’écoute en particulier Laurence qui est en face de moi. Je l’observe derrière Pierre qui a eu la bonne idée de me dissimuler en plaçant entre nous sa caméra. Laurence brode un slogan sur la transparence des femmes, mais en fait c’est un peu plus compliqué que ça. C’est Betty qui l’a « dévergondée » pour venir ici. Pour autant, elle semble y prendre beaucoup de plaisir. Laurence est une ancienne discrète, repentie depuis qu’elle a compris qu’il y avait un coût social à payer même lorsqu’on n’embête pas le monde en l’abreuvant de paroles vides. Bien qu’on lui attribue une activité revendicative (eu égard au slogan qu’elle brode), elle répond tranquillement qu’elle n’a jamais eu de revendication féministe. Mais « il n’est jamais trop tard ! » Certes, mais elle dit encore n’en avoir jamais eu besoin. « J’ai plus des revendications sociales », avance-t-elle. Voilà qui nous ramène au Vimeu.
Au vrai, Laurence a longtemps cru qu’elle était transparente, ou plutôt « un fantôme », parce que timide. Elle n’osait pas prendre la parole c’est un fait, mais plus encore parce qu’elle adorait écouter, un vrai plaisir (que je me sens ici partager avec elle, tout comme Pierre dont les efforts à se faire oublier constitue un avantage essentiel quand on tient une caméra). Régulièrement on lui faisait la remarque qu’on ne l’entendait pas : « Tu dis rien », alors elle se bloquait. Fallait-il donc dire quelque-chose pour exister ? Un fantôme existe pourtant bel et bien quand il habite une maison. Il peut même jouer avec nous, s’amuser de nos parlotes. Mais Laurence réalise aussi qu’en n’occupant pas l’espace locutoire les autres vous oublient. « Après, seule, je me disais si j’appelle pas on m’appelle pas. » « Pas considérée, ajoute-elle, j’étais à part ». Il m’a fallu des années pour me libérer de ça. » Ce qui ne l’amenait pas nécessairement à le vivre mal, non, mais quand on finira par penser que peut-être elle ferait « la tête »… « Quelque-part être transparente ça me plaisait », sauf à devoir subir des interprétations peu flatteuses, évidemment. Après des années, « mais l’essentiel c’est de trouver, pas le temps qu’on y met », Laurence est passée du côté des parlant.e.s.
Ses constats sont très judicieux : nous vivons bien dans un monde où l’injonction à avoir une opinion sur tout (et à l’exprimer avec force) s’avère particulièrement forte. C’est pour répondre à ce nouveau vade-mecum prescriptif que l’on a inventé le petit oiseau des réseaux sociaux. Cui-cui, il s’agit d’avoir toujours une opinion d’avance. Nous sommes quelques-uns à tenter d’instaurer un principe de résistance auprès des étudiants : quand je ne sais pas, j’évite de produire des opinions infondées. Notre succès se révèle néanmoins plus que mitigé… Il est devenu plus difficile de ne piper mot que de livrer des dés pipés : paradoxe d’une époque hyper-communicationnelle.
 
Il s’agirait de pouvoir prendre le temps, mais nous vivons un monde dans lequel le temps s’accélère impitoyablement. Valérie aime bien l’idée de travailler en lenteur, une hérésie désormais. Produire plus et plus vite, tel est l’impératif. Assurément, mais on ne produit plus grand-chose de matériel dans nos sociétés largement désindustrialisées (?) Qu’importe, dans une économie de la connaissance on produit de l’opinion tous azimuts et l’opinion est une donnée rentable pour vendre… de l’opinion. La boucle est bouclée et le nœud fermé sur le canevas : « Avant, j’étais transparente ». Est-ce sa réflexion sur l’accélération du temps qui a amené Harmut Rosa à penser à l’idée de résonance ? Résonner, c’est exister au monde. Mais il n’y a pas que les sons qui résonnent. Parfois les dames du Vimeu étaient bien silencieuses devant leur ouvrage. Quant à dire que leur présence ne résonnait pas…

L’entrée de la Bibliothèque de l’Espace culturel François Mitterrand de Friville-Escarbotin

Une série d’ouvrages sur les femmes.

Christophe Baticle
Socio-anthropologue
Aix-Marseille Université
UMR 151 LPED (Marseille) / UR 4287 Habiter le Monde (Amiens)