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Démarche : Habiter la nature

Je suis tombée dans la marmite toute petite

[ Rencontre avec Liliane Bled. Écrit de Christophe Baticle (volet 1). À La Forge, le 23 février 2021 ]

« [Le] pacte entre démocratie et croissance est aujourd’hui remis en question par le changement climatique et le bouleversement des équilibres écologiques. Il nous revient donc de donner un nouvel horizon à l’idéal d’émancipation politique, étant entendu que celui-ci ne peut plus reposer sur les promesses d’extension infinie du capitalisme industriel. »

Pierre Charbonnier : Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2019

J’aurais voulu être un garçon

Présentation

   Une forte personnalité, dont on perçoit qu’elle s’est forgée dans les affres de la vie, lorsque celle-ci n’a pas été tendre, c’est ainsi que l’on pourrait qualifier notre interlocutrice, Liliane, maraichère à la retraite depuis à peine une année. C’est Maryse, l’une des fidèles de ces « Rendez-vous des alouettes », organisés par le collectif La Forge, qui a suggéré sa venue pour raconter son histoire peu commune. C’est encore Maryse qui l’invitera à des compléments, mentionnera des versants non développés : une aide précieuse donc, puisque, elle, connaît bien Liliane. Visiblement, cette dernière s’était préparée pour ce « grand oral » (?), papier en main, qu’elle introduit par une phrase en forme d’intitulé : « Ma vision du monde agricole ». C’est du moins ainsi qu’elle a compris notre attente à son égard et elle n’a pas tout à fait tort, même si c’est à l’aune de son expérience que ce regard nous paraît intéressant.

            De ce fait, est-ce le syndrome de la (trop) bonne élève qui l’amena à commencer par cette « impression d’avoir fait une boucle » ? Entendons par là un retour sur elle-même, après un cycle de vie professionnelle achevé. Achevé ? Pas exactement en réalité et le bouillonnement qui travaille notre témoin du jour laisse penser qu’elle n’est pas restée « inactive » depuis la valorisation de ses droits au repos.

            Bien que son texte fut prêt, la première question bouleversa l’ordre de sa présentation, et c’est tant mieux pour nous car cette digression nous plongera dans une histoire de vie qui empreinte aux relations intergénérationnelles son cheminement tortueux. Nous sommes toutes et tous le produit de rencontres, y compris lorsque celles-ci nous sont léguées par nos ascendants. La bifurcation d’un destin tout tracé est parfois à rechercher en amont de sa propre naissance. Ce fut le cas pour Liliane.

Les rencontres improbables de la guerre : des « expatriés » de l’intérieur

            Les parents de Liliane étaient des « expatriés ». De ce terme, qui nous ramène à notre précédente investigation[1], naît pour nous une surprise quant au sens à attribuer à ce mot ici. Commence dès lors « toute une histoire », qui part du Calvados où ses parents sont nés, sa mère en 1930 à Meslay et son père l’année précédente dans un village voisin. Les époux sont tous deux issus du milieu agricole et vont s’y maintenir. Mais peut-on être expatrié à l’intérieur d’un même pays ? Nous avons appris à considérer qu’assurément oui, en découvrant l’histoire ubuesque des réfugiés palestiniens… en Palestine même[2].

            Mais même en France, en 1959 lorsque Liliane vient au monde, l’expatriation s’entend à une échelle plus réduite, tant les « petites patries »[3] sont encore prégnantes dans les processus d’identification de l’époque. Encore longtemps après la Seconde Guerre Mondiale, nous l’avons vu avec Éric[4], la Normandie pouvait apparaître comme un autre monde lorsqu’on était enfant du Doullennais. Alors ce qui était vrai de l’Orne avait toutes les chances de l’être pour le Calvados.

            C’est pendant cette guerre, qui a déchiré l’Europe pour la seconde fois en un quart de siècle, que l’un de ses oncles fut fait prisonnier. Il était issu d’une famille nombreuse, dont le père de Liliane était l’un des derniers nés, quinze années le séparant de l’aîné. L’internement de l’oncle malchanceux consistera à travailler dans une ferme du Santerre. Dompierre-Becquincourt, petit village de la fertile plaine picarde, est alors bien loin de Falaise, le bourg normand d’où il venait. Nous sommes au début de la longue occupation qui durera près de cinq années. Le temps passant, l’ouvrier agricole contraint se lie d’amitié avec son patron, également premier magistrat de la commune. C’est de la sorte qu’en 1940-41, la grand-mère de Liliane en vient à découvrir le Santerre, à l’invitation du maire-cultivateur. Elle porte cependant avec elle une histoire déjà lourde de préjugés : fille-mère dès 1915… pendant l’autre Grande Guerre. Et pourtant, n’en déplaise aux thuriféraires de la morale, celle qui enfantera de douze enfants (dont seulement huit survécurent au bas âge), saura montrer la relativité des préjugés dont l’affuble la morale publique des gens « biens comme il faut ». Femme « fautive », la voilà sollicitée pour devenir ange gardien. Celui qui l’avait fait rejoindre son fils pour une visite familiale est alors confronté à un sérieux dilemme. En tant que représentant local de l’État, il ne peut décemment soustraire son rejeton à ses « devoirs ». Mais l’idée de voir sa progéniture, hélas pour elle de la classe 1922, partir grossir les usines allemandes au titre du STO (Service du Travail Obligatoire) ne l’enchante guère. Lui vient une idée : le refuge en Normandie, dans la famille de son « prisonnier ». Ainsi fut fait, mais au prix d’une « évasion » quelque-peu rocambolesque. Du train, dans lequel il a pris place, le jeune réquisitionné prendra congé en… sautant en marche. Il ne lui restait plus qu’à réaliser à pied les quelques 300 kms qui le séparaient de cette famille d’accueil, dont l’un des fils était retenu chez lui. Paradoxe des guerres où toute logique est vouée à tomber en désuétude, absurdité des destins jetés dans le paradoxe : le soutien de famille empêché prend place pour remplacer son alter-ego, lui-même interdit de soutenir sa propre famille.

« Terre a, guerre aura »[5] : au-delà du bucolique

            Ce qui s’en suivra est davantage classique. Le jeune réfractaire se retrouve au milieu d’une famille qui comporte cinq filles. Il tombera amoureux de l’une d’elle, la ramenant plus tard en Picardie. C’est encore lui qui trouvera une ferme à reprendre dans son département pour les parents de Liliane. Le père de cette dernière ne souhaitait pas s’inscrire dans l’élevage, comme ses propres parents. De la sorte, en octobre 1956, le jeune couple débarque à « Friche » (comprendre Fréchencourt), une petite commune de la Somme, afin de reprendre cette ferme alors en vente. C’était une exploitation relativement modeste, mais suffisante pour en vivre dans ces années de reconstruction, où l’agriculture représente un secteur stratégique et sur lequel toutes les attentions gouvernementales se focalisent. « Les gens avaient eu faim » précise Liliane, laquelle (notons le) fait preuve d’une mémoire certaine quant aux dates, mais nous verrons que son souci de la précision ne s’arrête pas là. Issue d’un milieu agricole, elle sait combien les histoires de terre sont déterminantes quant au destin de ces paysans tributaires du support foncier. Ainsi, quand il a fallu effectuer la transaction, ses parents tinrent fortement serrés contre eux la petite valise en carton qui ne les quitta pas du voyage. Elle contenait les trois millions d’anciens francs nécessaires à l’acquisition, une somme considérable en ces temps où les tickets de rationnement n’avaient disparu que depuis quelques années[6]. C’est encore une fois la grand-mère de Liliane qui avait occupé le rôle central en avançant l’argent. Visiblement, le périple a marqué les jeunes époux au-delà de leur simple expérience. Leur fille ajoute aujourd’hui « on a toujours la valise », et il ne faut pas être devin pour comprendre quel rôle symbolique ce morceau de carton continue à jouer pour elle…

            C’est d’autant plus vrai que la transaction ne fut pas un long fleuve tranquille. Et Liliane de détailler : « le vendeur a vendu sa ferme deux fois ». Qu’est-ce à dire ? Que le margoulin avait déjà réalisé l’opération une première fois, auprès d’un candidat venu de Pologne, mais qu’il avait découragé pour retrouver son bien. Ce fut une autre paire de manches avec le père de Liliane qui comprit rapidement le manège. La vue du fusil suffit à calmer l’indélicat. La famille put ainsi s’installer de façon pérenne à Fréchencourt. Les quatre enfants du couple y naquirent, l’aîné en 1956, la cadette deux années plus tard, puis Liliane en 1959 et enfin sa benjamine. Liliane elle-même se maria avec un fils d’agriculteur de son village natal. Toutes les conditions semblaient réunies pour que ne soient pas contredites les statistiques de la reproduction sociale[7]. Ce fut le cas : ils se maintinrent dans l’agriculture. De là à dire qu’une ère de sérénité s’ouvrait à eux, au bénéfice d’une époque regardée aujourd’hui comme bénie par les dieux de l’économie (les dites « Trente glorieuses »), il y a un pas difficile à franchir. Pour comprendre le « piège agricole », il s’agit d’entrer dans un enfer apparemment pavé de bonnes intentions. L’envers du décor est effectivement plus problématique.

L’intégration : une indépendance en trompe-l’œil

            Ainsi donc, après la Libération un seul impératif primait : rebâtir. Mais avant cela il importait de nourrir une population de près de 40 millions d’habitants[8]. L’agriculture était encore paysanne et on ne percevait alors de solution qu’en la faisant passer de force dans la modernité. Cette dernière se devait d’être industrielle et technologique. En conséquence, on a industrialisé l’agriculture en la technicisant. L’un des objectifs était de dégager la main d’œuvre manquante dans les usines. Un autre visait à faire baisser le coût de reproduction de la force de travail, et pour cela on fit baisser la part du poste alimentaire dans le budget des ménages les plus modestes. Ainsi, produire plus rimait avec consommer pour moins cher.

Autrement dit, il s’est agi d’opérer la mutation de la paysannerie vers le marché, dans un premier temps national, et ce au prix d’une transition démographique radicale. Pour illustration, on comptait encore 10,2 millions de cultivateurs au sortir de la guerre[9]. Ils ne sont plus aujourd’hui que moins de 450 000 exploitants agricoles, dans une population qui s’approche de 70 millions d’individus. Mais surtout, dans le même temps l’agriculture française est devenue le poids lourd de l’Europe agricole et elle s’est tournée vers l’exportation. De quoi laisser songeur… ou amère, comme Liliane : « On vend tout à l’agriculteur, les semences, la technologie… et on lui donne ce que l’on veut bien. Et tout ça s’est fait en lui faisant croire qu’il y aurait une augmentation de son niveau de vie. »

            Et en effet, afin de réaliser ce prodige il fallait proposer un modèle si bien conçu qu’il aurait été difficile de le rejeter. Pour commencer, il a été question de tout repenser en système, de la conception des graines à leur moisson. Pour cela, l’INRA[10] était créé en 1946. Cet organisme de recherche deviendra une fierté nationale. Tels des démiurges, les ingénieurs des années 1950 ne projetaient rien de moins que de « civiliser les broussailles ». Mais avant que les usines hexagonales ne fassent sortir de leurs chaînes de production les machines dont cette métamorphose avait besoin, on organisa un deal avec le grand vainqueur : les USA fourniraient le parapluie militaire et les tracteurs contre un alignement de l’Europe occidentale sur le camp de l’Ouest. Ainsi fut fait, dans un contexte qui ouvrait sur la dite « Guerre froide ».

            Et les cultivateurs dans ce dessein ? Leur intégration au marché s’est accompagnée d’une dépendance jamais rencontrée depuis la fin du système féodal. Ce n’était désormais plus Dieu qui commandait les bonnes attitudes à adopter, mais le conseiller agricole. Ce dernier représentait le modernisme et sa promesse : le « progrès », terme devenu vade-mecum dans la marche vers un mieux-être irrépressible. À tous les questionnements critiques, ou simplement dubitatifs, répondait une phrase érigée en forme de leitmotiv : « C’est le progrès » entendait-on de la sorte, à tout bout de champ.

            Dans la décennie qui suit, le pays se retrouve divisé en grandes régions de spécialisation agronomique : vastes plaines céréalières ici, légumes là-bas et ainsi de suite. La Bretagne, par exemple, se voit livrée à des formes d’élevage intensif. « Les cochons en cage, les poules en cage… Quand on regarde le documentaire “Au nom de la terre”[11], c’est bien le procès de l’intégration qu’on observe ». Car en effet, si l’on assurait au cultivateur, devenu agriculteur, un package le libérant de ses « routines » tant décriées, on le soumettait (en même temps…) au bon vouloir de son client unique, un intermédiaire qui peut imposer ses conditions. Dans certains cas de figure, où la logique fut poussée à son extrême, l’exploitant agricole n’était plus que le fournisseur de sa propre main-d’œuvre et du support foncier qu’il apportait dans la corbeille d’un mariage fortement déséquilibré. Cette indépendance chèrement acquise par les efforts de plusieurs générations consentis depuis la fin des fiefs seigneuriaux, à savoir l’acquisition des terres par les familles paysannes, se retrouvait inopérante face à la puissance des nouveaux maquignons. De nos jours cette logique s’est encore accentuée, si ce n’est que ce sont les centrales d’achat qui font littéralement la pluie et le beau temps sur l’agriculture.

« J’ai un exemple récent, une amie qui produit des œufs bio. Il y a quinze jours son marchand lui a dit “Tu as beaucoup trop de coquilles fragiles. Je ne vais plus pouvoir te ramasser tes œufs si ça continue…” Bref, on trouve toujours un prétexte pour faire baisser les prix. »

 

Être une femme en agriculture : devenir femme d’agriculteur

Quand on se situe au troisième rang d’une fratrie de quatre enfants, on peut parfois disposer d’une certaine latitude qu’il est moins permis d’espérer pour les aînées, surtout dans les classes populaires ou ici la petite paysannerie. Généralement, lorsque le premier est une première, un rôle de maman de substitution lui est attribué de fait, par la nécessité d’élever les frères et sœurs qui lui succèdent. Si Liliane estime être « tombée dans la marmite [agricole] toute petite », son rang de naissance a pu y contribuer, en lui évitant ce destin social des mères avant l’heure. Mais ce qui interpelle davantage, c’est son désir d’être un garçon pour pouvoir embrasser leur liberté d’action, et en particulier les tâches qui incombent à un chef d’exploitation : souder, réparer le matériel en mettant ses mains dans le cambouis, faire de la mécanique donc.

            « J’ai tout fait comme un garçon », résume notre gars contrarié. Pour autant, en 1975, lorsqu’elle doit opter pour un métier, la ségrégation genrée des professions perdure plus que jamais. Dans le lycée agricole de la région, Le Paraclet, on ne trouve encore aucune fille. Liliane, qui « n’aime pas l’école », doit accepter dans un premier temps une orientation vers un Bac G, plus conforme à l’idée qu’on se fait alors d’un travail féminin. N’aimant pas davantage cette formation que ce à quoi on la promet, une dispute avec un enseignant la convainc de quitter le lycée.

            C’est au final son union qui lui permettra d’entrer par la fenêtre agricole, quand la porte restait fermée pour elle. Un mariage autochtogame[12], avec donc un jeune homme du village, Alain, lui-même issu d’une famille d’agriculteurs. La messe est célébrée en 1978, alors qu’elle n’a que 19 ans. Un mariage libérateur en somme, mais le plus difficile restait à faire.

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille


[1] Voir l’acte 16 du collectif La Forge : « Habiter l’exil », portant sur les migrants cherchant à se frayer un chemin en Picardie, entre hébergement dans un lycée amiénois et cours de français à l’Université de Picardie Jules Verne, [En ligne] : Habiter l’exil

[2] Voir « Habiter un bord de monde ». Ouvrage édité chez Helvétius, https://editionshelvetius.com/

[3] Cf. Olivier Grenouilleau : Nos petites patries. Identités régionales et État central en France des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019, collection « Bibliothèque des histoires ».

[4] Voir : Entre production et reconnaissance du travail bien fait – Rencontre avec Éric Caron

[5] Proverbe qui a connu un certain succès en Picardie.

[6] Ces tickets disparurent officiellement en 1949, mais sur certains produits, dont l’approvisionnement restait complexe, il se perpétua jusque la décennie suivante.

[7] Cf. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : La reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970, collection « Le sens commun ».

[8] Cf. Georges Mauco : « La situation démographique de la France de 1939 à 1945 », in Annales de géographie, n°294, 1945, pages 117 à 122.

[9] Cf. Michel Boulet : « Agriculture et milieu rural. Évolutions et transformations 1945-1980 [1985] », in Agriculture et milieu rural, repris par « L’école des paysans », 16 novembre 2018, [En ligne] : https://ecoledespaysans.over-blog.com/2018/11/agriculture-et-milieu-rural.evolutions-et-transformations-1945-1980-1985.html

[10] Institut National de la Recherche Agronomique.

[11] Un film d’Édouard Bergeon, Diaphana éditions vidéo, 2020, 1h43’.

[12] Cf. Martine Segalen : Mari et femme dans la société paysanne, Paris, Flammarion, 1980.