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Démarche : Habiter la nature

Liliane Bled, agricultrice (5)

[ Rencontre des Alouettes avec Liliane Bled de Fréchencourt. Écrit de Denis Lachaud. À La Forge, le 23 février 2021 ]

Je suis née à Fréchencourt, je me suis mariée avec un agriculteur de Fréchencourt, je serai enterrée à Fréchencourt.

Je suis née en 1959 dans une famille d’agriculteurs, ils venaient de Falaise dans le Calvados.

Mes parents sont des expatriés, mon père était le dernier d’une grande fratrie, il avait 15 ans d’écart avec l’aîné.

Son frère aîné avait été fait prisonnier pendant la guerre, il avait été envoyé en Picardie sur une exploitation pour travailler.

Ma grand-mère est venue le voir chez les gens où il travaillait, à Dompierre-Becquincourt.

Ensuite leur fils s’est caché à Falaise, dans notre famille, il est tombé amoureux de ma tante, ils se sont installés en Picardie après la guerre, en 46.

Comme mon père n’aimait pas l’élevage, ma tante lui a trouvé une petite ferme ici.

Mes parents sont venus en Juvaquatre, avec 3 millions prêtés par ma grand-mère.

Le vendeur était malhonnête. C’était la deuxième fois qu’il vendait sa ferme.

La première fois il l’avait vendue à un Polonais. Il avait réussi à le faire repartir en le harcelant.

Mon père n’a pas lâché, il lui a dit que lui ne partirait pas et que s’il ne lui foutait pas la paix, il n’hésiterait pas à décrocher le fusil.

Je suis tombée dans la marmite tout de suite.

j’aurais voulu être un garçon.

J’ai tout fait comme un garçon.

J’ai jamais aimé l’école.

Je voulais faire mécanique-soudure, mais il n’y avait pas de filles.

Dans le coin, il n’y avait que le Paraclet, une école agricole, mais pareil, pas de filles.

On m’a dit “Tu fais un bac G”.

J’ai quitté le lycée.

Je suis restée sur la ferme.

Puis je me suis mariée avec Alain, un agriculteur du village.

On avait 27 hectares.

On a décidé de faire de l’endive de pleine terre.

C’était un complément, on faisait aussi des céréales et de la pomme de terre fécule.

La première année, il a plu tout l’hiver.

On a fait construire une serre, on l’a montée.

On y a planté des tomates.

En 1982, je suis arrivée au marché sur l’eau avec ma petite table pour vendre mes tomates.

Ce qui rentrait, c’était net, on n’avait que de la main d’œuvre familiale.

En 1984, ma belle-mère est décédée. L’exploitation est passée à 60 hectares.

En 1986, on a repris l’exploitation d’un agriculteur qui aimait bien Alain, à Saint-Gratien, M. Caron, il lui avait dit “Ce sera pour toi“.

On a récupéré 40 à 50 hectares.

En plus de nos 60, ça faisait beaucoup !

Cette année-là, on a récolté le blé, il n’y avait presque rien, on a à peine pu payer ce qu’on devait à M. Caron.

On a connu quelques années difficiles, les agios à la banque…

J’appelais les gens quand on ne pouvait pas payer.

On avait toujours nos endives, on en était à 2 hectares et demi.

On a embauché un peu de personnel.

Les années 80, c’est l’essor de la culture en hydroponie, c’est à dire sans terre. Les endives sont dans des bacs, en hauteur. On nourrit la plante, on la soigne et 21 à 24 jours plus tard, on la sort.

L’endive de pleine terre, c’était fini.

On est descendus jusqu’à 1/2 hectare.

Mais en 1996, c’est l’année de la vache folle.

Il y a une prise de conscience du public au sujet de l’élevage intensif.

Nous on n’avait pas d’animaux mais cette prise de conscience, ça va jusqu’aux façons de cultiver, ça relance la demande en endive de pleine terre.

(En 1978, l’hiver, il n’y avait que de l’endive et de la mâche, aujourd’hui, il y a tout toute l’année, il n’y a plus de notion de saisons, le consommateur veut tout tout le temps et avec l’hydroponie on peut tout).

Nous, on n’a jamais vendu en supermarché.

On avait un marchand qui venait de Rouen une fois par semaine.

Il nous payait ce qu’il voulait.

On ne sait jamais combien on va être payés.

On a participé à un cadran.

(La vente au cadran, c’est comme la criée pour les poissons, un prix de départ est donné et ça descend, ça descend jusqu’à ce que quelqu’un achète).

J’ai vu une femme pleurer, son lot d’endives passait et le prix baissait, baissait…

Aujourd’hui ce sont les centrales d’achat qui font la pluie et le beau temps.

Elles se mettent, d’accord, par exemple elles n’achètent pas de melon pendant deux ou trois jours et les prix s’effondrent, les producteurs bradent.

En 1996, donc, l’endive remonte.

Dans le même temps, je me suis installée (en 1991) sur la moitié de l’exploitation de mes parents.

On a commencé à être reconnus pour la production d’endive en pleine terre.

On a construit un bâtiment en 2001.

On a créé une EARL (Exploitation Agricole à Responsabilité Limitée).

Le comptable a tiqué quand on a dit cinquante-cinquante.

50% des parts à une femme !

Ça ne se faisait pas à l’époque.

On a continué le blé, les légumes, les endives, les tomates. On a fait des graines de semence, pour le gazon par exemple.

En 2001, Nicolas a eu son bac pro.

Mon fils aîné.

L’agriculture ne lui plaisait pas.

Il rêvait de montagne, il est parti un an à Annecy.

Quand il est revenu, il a voulu développer les légumes.

On a planté des asperges.

En 2002, on a diagnostiqué un cancer du rectum à Alain.

Il s’est soigné de 2002 à 2005.

En 2004, Nicolas a été embauché chez Roquette.

En février 2005, Alain a eu une infection, il a été hospitalisé.

En avril on m’a appelé pour me dire que c’était irrémédiable, le cancer avait repris sur les tissus nécrosés.

Il a fallu prendre des décisions.

Adrien, mon deuxième fils, avait été au lycée agricole.

En concertation avec notre comptable – Jean-Philippe qu’on connaissait depuis plus de trente ans – on a installé Adrien en sachant qu’Alain allait mourir.

On l’a installé en août 2005.

Il avait 21 ans.

Alain est décédé en octobre.

Il avait signé les derniers papiers en septembre, il a dit “Maintenant je peux partir”.

Ça a été difficile.

Émotionnellement.

Rationnellement aussi, les démarches, les expertises, les banques…

Quand on nous a dit qu’il allait mourir, il était hospitalisé à Lille, il voulait revenir à la maison.

Ça été très compliqué.

J’ai fait un infarctus.

le 20 mai, il était hospitalisé à Lille et moi à Amiens.

Une fois qu’on sait, les mois jusqu’au décès, c’est un rouleau compresseur, les accompagnants gèrent le quotidien, ils culpabilisent parce qu’ils sont impuissants à soulager la douleur.

Quand c’est fini, c’est à la fois une douleur et un soulagement.

À la mort d’Alain, j’ai tout perdu.

Mon mari, mon amant, le père de mes enfants, mon associé.

On a appris à vivre autrement.

Adrien a repris les parts de son père.

Il a trois idées par jour.

Il a voulu développer les légumes.

Il a voulu se mettre aux normes.

Il a construit, démonté.

On s’est endettés.

Il s’est marié en 2008.

Sa femme a la tête sur les épaules, il a beaucoup de chance, quand les idées sont trop loufoques, elle intervient.

En 2010, il a voulu améliorer l’endive, amener les conditions de travail de l’hydroponie sur la pleine terre.

Nouveaux investissements.

Mais il ne savait pas les faire pousser.

On est monté jusqu’à 5 hectares, mais il n’y avait pas d’endives.

Un jour, Paul, le vendeur de Rouen, lui a dit “Tu sais pas le faire, il faut que tu rencontres Jean-Luc, il a fait de l’endive toute sa vie”.

Jean-Luc travaillait dans un groupement de producteurs en hydroponie.

Comme on était en pleine terre, ils ne voulaient pas qu’on adhère.

Adrien a fait intervenir la Chambre d’Agriculture pour intégrer le groupement.

Jean-Luc est venu et il nous a sauvé la vie.

C’est le professeur Tournesol, monsieur Sérénité.

Il ne pouvait pas exploiter son savoir en hydroponie, il a tout transmis à Adrien.

Aujourd’hui, Adrien a monté une société de consulting sur l’endive.

Il a vraiment une endive dans le ventre.

Ça nous a changé la vie, cette rencontre.

Ça ne tient pas à grand chose.

Aujourd’hui on constate qu’on a traversé toutes ces années.

On est reconnus pour la production d’endive en pleine terre.

On n’est pas bios, on est en “agriculture raisonnablement raisonnée”.

Adrien est assez humble pour se tourner vers ceux qui savent faire.

Il a voulu faire de la mâche.

Elle était moche.

On a fait la connaissance de Bruno, un technicien à Nantes.

Il est venu voir.

Bruno a dit à Adrien “ Faut que t’apprennes à parler à tes plantes. Pour la mâche, il faut une terre meuble sur 80 centimètres.“

Adrien est très à l’écoute des gens et des plantes.

Notre produit d’appel c’est l’endive de pleine terre.

On a une grosse clientèle l’hiver.

On ouvre le mercredi et le vendredi.

L’été on avait moins de clients, on n’ouvrait plus le mercredi après-midi.

On avait un petit point de vente à la ferme.

En mars 2020, la pandémie nous est tombée dessus.

Les enfants venaient de créer une page Facebook.

On a installé le point de vente dans un grand bâtiment avec entrée et sortie.

Ça a été l’explosion.

On a été dépassé.

On se disait “ça va retomber”, mais non.

À cejour, on a 8000 m2 de serre et 15 hectares de légumes.

Carottes, pommes de terre, betteraves rouges, oignons, échalotes, courgettes, aubergines… Potirons…

On vient d’ouvrir un nouveau point de vente.

Une belle boutique au pied du jardin.

On a arrêté la pomme de terre fécule.

En plus des légumes, on ne fait plus que des céréales.

J’ai pris en charge les transports des enfants, je m’occupe des livraisons et je suis à la vente.

Angélique, ma belle-fille, est entrée dans la société en 2008.

Aujourd’hui, on compte deux associés, Adrien et sa femme, 5 employés à plein temps et 1 employé à temps partiel.

Quand Alain est décédé, il ne me restait que l’exploitation pour m’en sortir.

Je me suis investie à 3000% dans mon travail.

L’ambiance n’a pas toujours été au rendez-vous.

Beaucoup de travail, peu d’argent.

Il y a trois ans, je me suis renseignée, j’ai opté pour le départ à la retraite.

Travailler en famille, ce n’est pas facile, surtout en inter-générationnel.

On a affaire à leur besoin de s’affirmer.

Notre empreinte est difficile pour eux.

Maintenant je peins.

Je peins sur le bois.

Je prends des cours.

Je me suis inscrite à un stage de tournage sur bois.

Je ne peux pas rester inactive.

Je ne veux pas peser sur mes enfants.

Le résultat, ce qu’on a aujourd’hui, ça ne s’est pas fait d’un coup de baguette magique.

J’ai livré en porte à porte, au cul des voitures, à la sortie des trains à la gare de Longueau.

Je me serais relevée la nuit pour vendre 5 kilos d’endives.

Ma devise, faire venir les gens c’est facile, leur donner envie de revenir c’est autre chose.

C’est le parcours d’une vie.