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Démarche : HABITER, habiter la nature,

Mathaf Aydi Tarabin

[- Écrit de Denis Lachaud issu de la Rencontre de La Forge, de son Comité de Pilotage
avec Mathaf Aydi Tarabin, accompagné de Clémentina Poli,
dans la nature de Picardie, le village de Molliens-au-Bois, le 17 mai 2025 -]

Mathaf vit en France depuis huit ans. Il est né dans la famille des Aydi, membre de la tribu bédouine des Tarabin du Néguev et de la péninsule du Sinaï. Une tribu millénaire. Traditionnellement, la famille de Mathaf était en charge de la protection des voies de pélerinage, ainsi que du monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Les femmes étaient médecin, elles faisaient le commerce des plantes, des épices, des amulettes. Les membres du clan exerçaient également des responsabilités en tant que juges ou diplomates.
La famille de Mathaf a créé en 1790 le premier musée en Palestine. Il était initialement consacré à l’héritage des Bédouins du Néguev puis a progressivement englobé tout l’héritage de la Palestine. Après sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère et son arrière-arrière grand-mère, il est le cinquième directeur du musée.

Un jour, Halimah Aydi, la grand-mère de Mathaf, a dit à sa belle-fille qu’elle allait mettre au monde un garçon, alors que celle-ci ne savait pas encore qu’elle était enceinte. Mathaf est né quelques mois plus tard. Après cinq jours, sa grand-mère l’a pris chez elle. Sa mère venait seulement l’allaiter.
Mathaf a vécu chez Halimah jusqu’à l’âge de dix ans, suivant son apprentissage : connaissance des plantes et de leurs vertus médicinales, mais aussi techniques chirurgicales.
« J’ai commencé à découvrir les plantes à l’âge de cinq ans avec ma grand-mère. Je devais aller en chercher dans le désert, les lui rapporter, dire ce que c’était et quelle fonction elle avait. Orties, arums, chardons… »
Elle lui a aussi confié des animaux. Il devait les nourrir. Au départ, il partageait sa pitance avec eux. Puis il a appris à leur fournir la nourriture adéquate.
À l’âge de sept ans, il a dû opérer son cheval.
« Ma grand-mère m’a dit “Si tu ne réussis pas à le soigner alors que tu l’aimes, tu ne pourras soigner personne.“ Elle m’avait préparé, j’ai pu le faire. »

Mathaf n’est pas allé à l’école et Halimah lui interdisait de parler à quiconque avait moins de cent ans. Elle s’est chargée de son éducation.
« Elle m’a envoyé en stage dans différentes familles : des Juifs samaritains, des Chrétiens orthodoxes, des Musulmans. »
Jusqu’à l’âge de dix ans, Mathaf a cru que sa grand-mère était sa mère. Puis il a été autorisé à faire la connaissance de sa véritable mère, de son père, ses frères et sœurs. Il a pu vivre un an avec eux, avant de partir en Russie apprendre la muséologie.
« Ma grand-mère m’a demandé un musée à Paris. Elle considérait que le centre des cultures devait être Paris pour le futur. Elle avait pris cette décision pendant ses études de chirurgie à Istanbul entre 1910 et 1916. Le choix de Paris – qu’elle partagea avec son cousin Ahmed Mounif Aydi, alors installé en Syrie – naquit de leurs échanges avec les européens, qu’elle côtoyait à l’institut français et à la faculté de médecine, enseignée en français. Elle comprit à cette époque que les européens manquaient de connaissances sur les Palestiniens et les peuples des pays du levant et jugea nécessaire d’envoyer un représentant du peuple palestinien issu de sa propre tribu.
Au cours de sa vie, Ahmed Mounif Aydi a beaucoup œuvré avec ses enfants aux rapports entre la Syrie, le monde arabe et la France.

Ma grand-mère était une femme âgée. Elle avait cent ans quand je suis né. Sa parole était une parole de Roi. On respecte cette parole, même cent ans après sa mort. Chez nous, la grand-mère a une place spéciale à la table. On vient la saluer avant de s’installer. C’était ainsi déjà avant les trois religions.
Ce n’est pas parce qu’elle était exceptionnelle que je la respecte, c’est parce qu’elle était ma grand-mère. Il se trouve qu’en plus, elle était exceptionnelle.
Elle a décidé de mon futur avant même que je naisse. Quand elle m’a envoyé en Russie apprendre la muséologie, elle m’a dit “J’ai confiance en toi plus qu’en moi.“
Elle chassait dans le désert pour se nourrir. Elle refusait de se servir d’une arme à feu, par respect pour la nature.
“J’ai tué la mort année après année.“ Elle avait cent ans quand elle a prononcé cette phrase. Elle est morte à cent-vingt ans, un soir. Le matin-même, elle soignait encore quelqu’un.

J’ai grandi dans le musée de l’Hermitage à Saint-Petersburg et j’y ai fait mes études de muséologie.
J’ai obtenu une grande expérience pratique et théorique sur la diplomatie culturelle internationale à travers la muséologie. J’y ai notamment rencontré, sur le conseil de ma grand-mère, le consul français Hugues de Chavagnac, qui m’a soutenu dans l’établissement d’un musée en France.
J’ai tout recommencé en France, master 1 et 2, maintenant une thèse en Histoire de l’Art. La Russie, c’est une autre planète en matière de muséologie.
Pour l’instant, le musée existe dans un appartement. J’ai rassemblé voyage après voyage, valise après valise, tout ce que les membres de notre famille disséminée avait emporté en 1948, quand le musée a dû fermer et qu’il a fallu fuir, se réfugier à Gaza, en Cisjordanie ou en Égypte.
Je rassemble aussi les livres qui racontent notre histoire. Il y en a des milliers qu’il faut chercher dans les bibliothèques du monde entier.
Je dois comprendre à la fois la façon d’appréhender la muséologie et la façon d’appréhender les Palestiniens. La Palestine historique est une terre sainte. Le peuple palestinien n’est pas conscient de ce que représente cette terre pour les Chrétiens, qu’ils soient catholiques, protestants ou orthodoxes, et aussi en Asie, sur la Route de la Soie. Il y a une sorte de concours international pour conserver du patrimoine palestinien. L’endroit où il y en a le moins, c’est la Palestine.

Après le 7 octobre, je me suis demandé comment je pouvais aider. Je suis allé en Russie consulter les archives d’Avicenne. »
Avicenne, Ibn Sina, est un philosophe et médecin né au Xe siècle sur le territoire de l’actuel Ouzbékistan.
« Les Russes avaient récupéré ses archives en Asie centrale. J’ai retravaillé sur ses écrits pour pouvoir aider les Palestiniens. Quelle plante arrête le sang qui coule d’une plaie, quelle herbe peut remplacer le lait de la mère qui n’en a pas…
Grâce à, ou peut-être à cause de cette guerre, les Palestiniens sont contraints de renouer avec leur tradition médicale. Ils n’ont plus d’autre moyen de se soigner.
Il faut toujours chercher le côté positif dans ce qui arrive.
Depuis 1948, tout a été oublié. C’est pareil pour les fruits, les légumes, les animaux domestiques.
Depuis la guerre, les Palestiniens ont recommencé à faire pousser leurs légumes, à faire du compost.
On recherche quelle tomate peut bien pousser, quelle chèvre s’adapte aux conditions de vie dans la montagne sans tomber malade. Ce que les Palestiniens ont le plus besoin d’apprendre, c’est à redevenir autonomes. »

Il arrive aussi à Mathaf d’échanger avec des médecins palestiniens, parfois même pendant une opération. Il a une expertise en cardiologie.
Clementina Poli, qui l’aide dans ses recherches et l’accompagne aujourd’hui à Molliens-au-Bois, précise qu’au départ, la famille de Mathaf n’était pas contente de le voir s’écarter de la mission que lui avait confiée sa grand-mère : créer le musée à Paris. Mais elle mesure désormais l’aide que constitue toutes les informations qu’il transmet. Et cela ne l’empêche pas de continuer à œuvrer à l’essor du musée.
« Mathaf a été préparé comme le sont les enfants de Roi. Dès la naissance, on leur assigne une mission future, puis on les éduque pour leur donner les moyens de la mettre en œuvre.
Les Palestiniens sont très attachés à leur terre. En Palestine, avant 1948, les femmes transmettaient la broderie à leurs filles. Elles brodaient des motifs sur les robes qui disaient de quelle famille était la femme qui la portait, si elle était vierge, mariée, mère. Une femme pouvait porter dix robes au cours de sa vie, selon son statut. Les robes décrivaient aussi les terres possédées par la famille, leur surface, leurs limites exactes. Le désert n’est pas une étendue de sable, il y a des repères, des reliefs, des arbres… Ces robes sont comme un Facebook ancien. Tout y est répertorié. C’est enraciné. Il y aura toujours des Palestiniens sur cette terre. »

C’est Halimah qui a choisi le prénom de Mathaf. Il signifie musée.