Démarche :
HABITER, habiter la nature,
Un retour du refoulé agricole ?
Ou plus simplement l’ère de la « reconnexion » ?
[- Écrit de Christophe Baticle, Rencontre des Alouettes, à La Forge, le 23 mars 2023 -]
« Luc Boltanski et Arnaud Esquerre se proposent de mettre au jour une mutation du capitalisme passée jusqu’ici inaperçue : sa réorientation vers une économie de l’enrichissement fondée sur l’exploitation du passé. »
Marlène Benquet, à propos de l’ouvrage Enrichissement. Une critique de la marchandise, note de lecture parue dans Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61, n°2, avril-juin 2019, mis en ligne le 05 juin 2019, https://journals.openedition.org/sdt/18231
« Dites-le avec des fleurs ! » La référence publicitaire est ancienne, mais certains lecteurs se souviendront peut-être de ce slogan d’un autre âge. À l’époque, pour vendre des pétales, une agence de communication avait eu cette idée qui renouait avec le fameux « langage des fleurs », qui a fait florès, si on nous permet ce jeu de mots un peu facile. Mais que dire d’un choix professionnel qui consiste à revenir au village produire des fleurs à couper, lorsqu’on a devant soi un avenir enviable dans le design d’intérieur, pour une grande société du secteur luxueux des parfums, qui plus est installée dans la « ville lumière » ? Après quelques neuf années passées dans la capitale Marine bifurque pour un retour à Amiens, plus facile que le village familial pour son conjoint qui continue à travailler sur Paris. C’est un risque, mais calculé, qui consistait à, éventuellement, perdre une à deux années. Son ancien manager l’a rappelée depuis son lancement ; elle aurait donc pu se retourner en cas d’échec.
LE RETOUR AU PAYS REVISITÉ À L’AUNE DES VALEURS MONTANTES D’UNE ÉPOQUE
Marine est la fille d’un des précédents intervenants de ces Rendez-vous des alouettes proposés par le Collectif La Forge. Nous y écoutons donc, pour resituer l’action, des interlocuteurs qui traitent d’une thématique devenue marginale dans nos sociétés urbaines : Habiter la nature. Richard avait ainsi été invité à nous présenter son parcours d’agriculteur passé au « Bio » et spécialisé dans la production d’huile de colza alimentaire. Faudrait-il alors tomber dans les évidences (fausses ?) d’une enfance bercée par la problématique environnementale au sein d’une agriculture en transition ? Certes, admet Marine, « ça m’a questionné ». Toutefois, avec la même honnêteté elle ajoutait « mais les grandes cultures, comme le colza, les céréales, je n’y connais rien. » Et enfant elle n’a pas été non plus une aide-agricole.
D’ailleurs, plus jeune la perspective d’entrer dans le secteur d’activité de son père ne l’avait même pas effleurée. Pour tout dire, elle ne cache pas davantage son ennui, dans ce petit village de Rubempré où elle s’est lancée pour installer sa nouvelle activité, mais qui jusqu’à ses dix-huit a plutôt représenté pour elle un isolat culturel[1]. Comme la plupart des adolescentes issues du « rural isolé », selon l’ancienne appellation de l’INSEE, elle aspire à autre chose. Elle ne correspond pas non plus, à l’époque, à ces jeunes filles des milieux ruraux auxquelles Yaëlle Amsellem-Mainguy a consacré une étude remarquée[2]. Non seulement le département de la Somme n’est pas cette Bretagne sur laquelle a travaillé la sociologue (avec un secteur des Deux-Sèvres, un autre dans les Ardennes et enfin un dernier sur le massif de la Chartreuse), mais surtout Marine s’autorise et/ou peut s’autoriser des rêves d’expatriation qui lui permettent d’échapper à la « névrose d’autochtonie »[3]. Le village, l’ancrage de sa famille, la charge mentale que représente pour certains enfants d’agriculteur les attentes successorales, explicites ou implicites, tout cela n’a pas entamé son désir d’ailleurs. Elle quitte cette campagne heureuse de découvrir autre chose : « ça m’allait bien. »
Ce sera Amiens dans un premier temps, afin de poursuivre ses études, puis Paris pour les compléter par un diplôme d’architecte d’intérieur. C’est également dans la capitale qu’elle trouve son premier emploi, pour une marque de luxe, dont elle dessine les meubles destinés à accueillir parfums et produits de maquillage. Tout va pour le mieux, avec des espoirs exaucés : luxe et urbanité.
Assemblée fleurie (au premier plan)
Reste qu’elle ne trouve pas l’épanouissement attendu dans cette vie urbaine et peu manuelle, en dehors de la souris de l’ordinateur qui lui sert de contact abstrait avec la nature. Elle dessine, certes, mais cela reste « inerte » et c’est le vivant qui commence à l’attirer. Diplôme d’architecture intérieure et scénographie en poche elle décide pourtant de repartir vers un CAP fleuriste… à Paris. Une conversion pas si rare si l’on en croit les récentes études menées sur ces revirements à 180°, et dont certains élèves d’AgroParisTech ont récemment mis en lumière quelques aspects bruyants[4]. Ceci étant, le CAP en question n’est pas à la hauteur des attentes. On y apprend surtout à gérer une boutique de fleurs.
À l’origine du raisonnement de Marion, un constat : 85% des fleurs coupées vendues en France proviennent de l’étranger, et en particulier d’Afrique. Pour les faire pousser il faut souvent pomper dans l’eau des lacs, alors que ces pays subissent également de sévères sécheresses. Et pour rajouter à ce tableau peu réjouissant, les produits phytosanitaires qui sont employés pour ces production sont parfois interdits dans notre pays, ce qui pose la question de la cohérence entre les exigences nationales et le statut des produits importés. De quoi se poser des questions lorsque nous plongeons notre nez dans un bouquet de fleurs du Kenya… « On a retrouvé vingt sortes de pesticides dans les urines des fleuristes »[5], note Marine.
De nombreuses publications scientifiques, comme Géoconfluences, ont largement documenté ces situations parfois à la limite de l’absurde[6]. À propos de cette mondialisation allant jusqu’aux fleurs les plus périssables, Léa Benoît, Bernard Calas, Sylvain Racaud, Olivier Ballestra et Lucie Drevet titraient en 2017 : « Roses d’Afrique, roses du monde »[7], montrant qu’on pouvait s’offrir un joli bouquet à Stockholm, en plein mois de février, par -18C° dans le royaume scandinave. C’est qu’en effet ces tiges sont produite à contre-saison pour répondre à une demande européenne, parfois serrées dans une densité telle qu’on en obtient jusqu’à 1 400 000 par hectare et par an ! Bel exemple de réussite agronomique, mais à quel prix, que ce soit sur le plan des transports, de l’environnement, mais aussi en termes de conséquences pour l’agriculture vivrière ? Pour qu’une telle prouesse devienne réalité il lui faut une infrastructure considérable, dont une plaque tournante de stockage et de redistribution. En Europe, c’est Amsterdam, le pays de la fleur qui continue à produire certes, mais qui se contente souvent de se placer comme leader dans l’import-export.
De son côté Marine n’a pas d’entrain pour se rendre à Rungis chaque lundi dès avant l’aube, afin de s’approvisionner dans une immense halle glacée. Si la chanson « Paris s’éveille » peut paraître entraînante aux mélomanes, le charme de l’immense complexe de la banlieue sud la laisse perplexe. Elle décide d’adhérer au Collectif de la fleur française, qui se fixe pour cahier des charges un minimum d’au moins 50% de production nationale. Ce qu’elle souhaite suivre, c’est une fleur depuis la graine, donc d’observer la germination en terre. En second lieu il y a cet esprit créatif qu’elle souhaiterait associer à une activité en lien avec la nature. Pour cela elle visitera des fermes florales[8], près de Lille, mais encore du côté de Bordeaux et en Bretagne. Une autre également dans le 19ème arrondissement de Paris, « au-dessus d’un hôpital », mais il n’y avait pas beaucoup de terre. S’en suivront deux semaines de stage chez une productrice installée dans cette dernière région. Se lancer ? Elle y pense. Reste à sauter le pas.
PRODUIRE ÉTHIQUE ET DONNER DU SENS À SON TRAVAIL
Après quelques neuf années passées dans la capitale, Marine bifurque par un retour à Amiens, plus facile pour son conjoint qui continue à travailler sur Paris. Rubempré est à une vingtaine de kilomètres, mais la ferme familiale peut servir d’attache. Elle se lance lors de la période estivale de 2021. Un père agriculteur peut s’avérer d’une précieuse aide dans un tel projet, comme de disposer d’un terrain adapté, de monter les serres. Dans un premier temps elle privilégie le semis sur un sol retourné, grâce aux moyens mécaniques disponibles dans la ferme familiale. Mais le tracteur s’avèrera inadapté lorsqu’il s’agira de procéder au désherbage mécanique. Actuellement, elle tente de se passer du travail lourd de la terre, grâce à des planches de culture, maintenant l’herbe intercalaire entre ces planches. Pour solutionner cette concurrence, qui peut devenir envahissante, elle adopte la méthode du couvert : du carton qui se dégradera progressivement, évitant les bâches en plastique et les herbicides. Seule concession au plastique, les serres. Il faut « apprendre en allant », se former, y compris via internet. Mais ces formations en ligne se révèlent très spécifiques. Il ne s’agit pas d’horticulture à proprement parler. Marine se définit d’ailleurs comme floricultrice. Il faut entendre par là de la petite production, à visée locale, sans grande infrastructure de conservation des tiges produites. « Ce qui est chouette et gratifiant, c’est de voir arriver la floraison. » Choix de métier ou choix de vie ? Les deux semblent aller de pair.
Les premiers temps s’avèrent difficiles. Lors de l’automne 2021 elle vit toujours à Paris. L’année 2022 marquera la véritable première saison, avec également des choix qui s’imposent, mais encore des options qui seront retenues. C’est le cas avec les mousses micro-plastiques qu’on utilise dans la profession pour créer des décors en y plantant les tiges. « On peut s’en passer » constate Marine, et un peu de grillage de récupération peut bien faire l’affaire. Elle finit également par retenir le semis à la main, pour l’intégralité de la production, ce qui exige beaucoup de travail lorsque l’on se situe sur une large gamme de variétés florales : entre 200 et 250. Il s’agit ainsi d’acheter de petites quantités puisque pas plus de soixante-dix plants seront réalisés, au maximum, par variété.
Pour expliquer cette manière de faire, on trouve en arrière-plan le modèle économique de Marine, à savoir la dimension créative : travailler pour des évènements, notamment des mariages. Cela implique de fournir la matière première, mais encore de monter le décor d’une journée qui devra rester dans les mémoires : le mariage subsiste dans l’imaginaire comme le plus beau jour d’une vie (jusqu’au divorce, certes, mais ne déflorons pas la fin avant le commencement…) C’est ici que se rejoignent les études d’architecture d’intérieur avec l’art floral : produire des arches, des suspensions et tout élément permettant de mettre les fleurs en valeur. Marine ira ainsi monter sur place la scène qui marquera les esprits. Marine développe un style aérien, champêtre, « rustique » diront certains. En tout cas, « pas régulier ». Et surtout pas des tiges comprimées dans un bouquet rond : classique. « Toutes les fleurs vont s’épanouir. On va les voir évoluer différemment les unes des autres », parce qu’elles ne seront pas au même stade de floraison. Marine préfère les jardins à l’anglaise plutôt que l’espace ordonné des jardins versaillais : « un chaos organisé ». Les mots sont importants, la clientèle développe une appétence pour la consommation éthique. D’ailleurs, Marine fait visiter son atelier aux futurs mariés, « pour qu’ils comprennent ».
Dans ce sens, il ne s’agira pour elle de proposer aux tourtereaux que des fleurs de saison, mais à minima doit-elle disposer d’une gamme assez large et de couleurs qui pourront répondre aux attentes. Une des caractéristiques des fleurs, c’est en effet la quête d’une ambiance et celle-ci passe notamment par les coloris (la symbolique des variétés semble ici moins prégnante). Cela n’est pas sans poser des problèmes de stockage face au caractère périssable des tiges sorties de terre. « C’est une charge mentale énorme », qui exige de gérer plusieurs échelles temporelles : semis, pousse, cueillette avant et après éclosion afin de réaliser un mixage qui permettra de faire durer les bouquets par des fleurs arrivées à des degrés de maturité différenciés. « Je ne suis pas sûre de réussir quand je sème ». Mais encore faut-il pouvoir disposer des graines et là s’impose parfois la conjoncture internationale. Ainsi, les gigantesques feux qui ont ravagé l’Australie l’année dernière ont rendu impossible l’approvisionnement en certains eucalyptus, comme la variété Gunnii. D’où l’intérêt pour elle de disposer de plants durables, comme le forsythia. Pour cela elle a planté l’année dernière une haie d’arbustes qui commence à donner.
Il y a encore les bonnes questions à se poser : Qu’est-ce qui va plaire ? Qu’est-ce qui se conserve ? » Il faut des tiges longues et des fleurs qui se maintiendront quatre à cinq jours au minimum. L’odeur ? Oui pour les roses, « parce qu’elles ne sentent plus, sauf dans les jardins. » Son CAP ne traitait même pas de cette question. Les lys sont odorants, mais pas vraiment tendance aujourd’hui. Ce qui la motive le plus, c’est davantage de suivre les saisons.
En complément de l’évènementiel, Marine vend également sa production à des fleuristes amiénois et organise des ateliers floraux dans son atelier. Et ici, on apprend que cette demande nouvelle, en pleine effervescence, pour la fleur de saison et surtout locale, produite dans un esprit de gestion durable des ressources, a son équivalent dans les boutiques plus classiques ou auprès d’un public d’amateurs, qui apprennent alors à réaliser eux-mêmes leurs compositions florales. « Les gens réclament de la fleur locale, de plus en plus ». Et comme certains fleuristes font face à cette demande, ils se tournent vers des producteurs dans leur environnement direct. Une compétition ? « Un peu », mais sans plus. Il y a un aspect marketing à développer certes, quelques shooting à réaliser pour valoriser le travail et communiquer sur les réalisations. Mais cette attente de produits éthiques et cet esprit du do it himself se développe également chez les jardiniers du dimanche, friands de perfectionnement pour leurs productions personnelles.
On n’en sera pas excessivement surpris. Nous constatons depuis longtemps que ce localisme est devenu un argument du marketing contemporain, jusqu’aux grandes enseignes qui ont toute leur « bonne gueule » paysanne ou artisanale pour vendre de l’« authentique ». C’est ce que montrent excellemment Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dans un ouvrage resté fameux : Enrichissement : une critique de la marchandise[9], qu’ils sont venus présenter dans le cadre d’un séminaire du CURAPP, à Amiens, le 17 mai 2019. À cette occasion, ils montraient comment le capitalisme contemporain tend à mêler de façon croissante production de masse, quasi standardisée, et en parallèle développement d’une image vestigiale de « tradition », autour de l’image de l’artisan inscrit dans un territoire consubstantiel à sa production.
LE VIVANT ET SES IMPONDÉRABLES
Au-delà du portrait un peu angélique que l’on pourrait donner l’impression de brosser en ce qui concerne la reconversion de Marine, s’impose de traiter aussi des problèmes qui se dressent sur le long terme, mais encore au quotidien. Concernant ce dernier aspect, ce sont les pucerons qui sont cités spontanément par notre interlocutrice. Rappelons ici que pendant très longtemps, dans les milieux agricoles, le fonctionnariat constituera un idéal-type de vie professionnelle réussie, en particulier pour les filles, les éloignant ainsi des aléas de ce vivant si ingrat, entre maladies des plantes et caprices climatiques. Marine tente le purin d’orties, le savon noir et autres méthodes bios (« même le coca » sourit-elle), mais ça reste compliqué et les maladies peuvent se développer rapidement dans une serre. Les insecticides ? Son « grand dilemme ». Le problème des pucerons perdure depuis des mois dans les serres et les enlever un à un est fastidieux. La lutte par les entomophages (ici les coccinelles) est intéressante, mais les larves sont onéreuses et le résultat est long à obtenir. Pierre, notre documentariste présent ce jour-là, conseille la biodynamie, à base de bouse de corne. Marine s’interroge quant au recours à des produits animaux. Elle est végétarienne, pour des questions liées à son souci à l’égard de la condition animale.
Là encore, c’est le réseautage et les apports du net qui permettent de suppléer à l’absence d’une forte structuration de la filière. Si on ne rencontre pas de mastodonte organisant le conseil par l’amont, la forme réticulaire des fermes florales offre l’opportunité de conseils qui s’échangent sur la toile entre producteurs, rompant ainsi leur isolement par une plateforme ad hoc. On peut alors tenter d’expérimenter une solution tentée ailleurs face à un ravageur comme le puceron. Dans cette problématique, l’aide paternelle s’avère impuissante : on ne traite pas le puceron dans l’agriculture comme on le fait avec des fleurs destinées à la vente.
Avec un ascendant paternel réorienté vers l’agriculture biologique, Marine est tentée par cette direction. Elle n’est pourtant pas à proprement parler en « bio ». Son créneau c’est davantage la relocalisation. Dans ce domaine du local, elle réfléchit à faire évoluer son « concept », comme on dit aujourd’hui. L’idée est encore en maturation, mais un regroupement d’artisans serait du goût de Marine, avec l’objectif d’une production plus fluide et de pouvoir déléguer une partie du travail.
Il y a aussi, dans le registre des difficultés, les charges de travail très mal équilibrées dans le temps, la floraison imposant son rythme en fonction des conditions météorologiques. « En été je travaille énormément » et la vente issue des serres commence dès mars. Il faut alors beaucoup tester et envisager des réajustements pour les années suivantes. Comme par exemple le fait de ne pas avoir retiré de terre ses dahlias pour l’hiver, radoucissement aidant, mais également parce qu’elle en a 300 pieds. De même, les fleurs séchées sont sympathiques dans une composition, mais difficiles à gérer, car une fleur qui reste agréable à la vue en séchant n’est pas chose si commune. Avec l’anémone, par exemple, cela s’avère mission impossible. Il a donc fallu créer une partie isolée dans l’atelier pour éviter le pourrissement. Ici, le savoir-faire paternel s’est révélé précieux. Et il y en a deux, l’une de 80 m2 et l’autre de 600 m2. « C’est pas simple à gérer. » Idem avec le mois de mai, le creux de l’année.
Le fait d’être seule ajoute à ces difficultés. Aussi, les aides ponctuelles de son père seront prochainement complétées par une jeune stagiaire en provenance d’Espagne, qui viendra dans le cadre du dispositif européen Erasmus pour ses études de fleuriste. C’est sur ce point de la solitude que le métier en magasin aurait intéressé Marine, pour le contact avec la clientèle, dont le manque est compensé ici par les échanges « avec les copines qui ont la même activité que moi. » C’est autrement dit une « liberté chèrement payée » qu’elle a choisie, celle « d’être à son compte », dans un métier plus en lien avec la nature, mais soumis à de nombreux aléas.
UN PUBLIC SOCIOLOGIQUEMENT DÉTERMINÉ
Un autre questionnement serait de comprendre qui est attiré par ce genre de reconversion. À cette question, Marine répond essentiellement des femmes pour ce qui concerne la floriculture. Elle estime en effet à au moins 80% le taux de féminité des parcours qui ressemblent au sien. Et plus intéressant encore, car on n’est pas femme indistinctement, mais on le devient par la place que l’on occupe dans la société post-moderne (qui reste très classiste), des femmes issues de professions comme le professorat des écoles ou le journalisme. En d’autres termes, des métiers exigeant peu de capital économique, mais beaucoup de capital culturel, qui génère un accroissement du capital social, mais qui déçoivent de plus en plus par leur déclassement. De ces enseignantes on attend qu’elles règlent, dès la base de la vie, des problèmes qui trouvent leurs sources dans le fonctionnement sociétal d’ensemble. Quant aux journalistes, au temps d’internet elles ont perdu de leur aura, mais les critiques n’ont, elles, pas disparu à l’égard de ces « faiseuses d’opinion », comme on les appelle parfois.
On se fourvoierait pourtant en pensant que ces bifurcations seraient des retours purs et simples au passé. Certes, on y trouve une mise en valeur de certaines valeurs passées de mode pendant la phase de modernisation, mais il ne faut pas s’y tromper : ces réorientations sont des témoins de notre époque qui agencent modernité et réinvention. D’ailleurs, Marine le dit sans détour « J’adore Paris, mais j’avais envie de tester ce projet. » Maintenant qu’elle est certaine de ce qu’elle veut faire, elle vise à entrer dans la phase de professionnalisation.
Pour conclure, si l’on veut bien s’interroger sur ces parcours qui dévient des modèles normés de la modernité, à savoir d’un côté le salariat et de l’autre une indépendance intégrée dans des filières fortement structurées, où la division du travail reste essentielle, on pourrait tirer le constat qu’ils correspondent parfaitement à une tendance très contemporaine de quête de liberté, d’authenticité et de rusticité, dont les moteurs sont l’écologisation des pratiques et le sens donné à son travail. Est-ce à dire que le travail parcellisé n’aurait pas de sens ? Certes, lorsqu’il devient émietté[10] il pose des questions que Marx lui-même avait clairement repérées : l’aliénation qui s’en suit. En dehors de ces cas de figure extrêmes, un travail parcellisé n’est évidemment pas un bullshit job[11], par évidence. Le travail n’est pas « naturellement » doté d’un sens intrinsèque. Produire des armes a pu avoir de la signification pour certains nationalismes et peut en retrouver aujourd’hui aux yeux des va-t’en guerre de tout poil. Soigner dans un contexte de « surpopulation » (ou ressentie comme tel), où la vie humaine pouvait n’avoir que peu de valeur n’était en rien gratifiant il n’y a encore pas si longtemps. Autrement dit, le sens est donné par les valeurs d’une époque et en la matière celles qui sont montantes aujourd’hui sont le reflet des promesses non tenues de la modernité : gigantisme, mécanisme, productivisme et consumérisme. En ce, Marine prend le contre-pied par une production réduite, sans moyens matériels de taille et à destination d’une clientèle qui réalise dans son acte d’achat le petit plaisir faisant l’exception, voire la bonne action.
Quant à la question de la liberté, on mesure à quel point cette notion essentielle est pourtant inséparable de son antonyme. Être libre, c’est se contraindre pour éviter ce que l’on souhaite moins encore. Et là Marine nous en apprend long quant à ce qu’impose la production de fleurs coupées. Elle ne voulait pas s’engager dans un projet frayeux qui aurait exigé de gros investissements, donc un recours massif à la banque, l’amenant à augmenter sa production pour amortir les apports en fonds. C’est réussi puisque le principal engagement financier a concerné les serres. Mais cela l’amène à se positionner sur un segment très spécifique : un public acceptant et pouvant se permettre une prestation en produits hautement valorisés. Elle a ainsi une clientèle pour partie parisienne, venue s’installer à la campagne ou y convoler en justes noces. « Des kinés par exemple. Un couple d’agriculteurs aussi, mais c’est rare. » ; plutôt des trentenaires. Est-ce un projet qui a sa part d’engagement idéologique ? Oui, si l’on entend par idéologie un système d’idées articulées autour de valeurs déterminantes. Une entreprise qu’elle veut « engagée ». L’élément central c’était ainsi d’être « connectée aux saisons », mais encore le fait de produire par soi-même (se construire soi-même ?). Fleuriste en boutique exige de rester debout toute la journée, des charges physiques très lourdes pour sortir et rentrer l’étalage chaque matin et chaque soir. Et puis avec un salaire de fleuriste à Paris… Elle n’est pas fermée à l’idée de se maintenir à Rubempré, mais après, elle verra. Restent les aléas, « très stressants », même s’il y a de bonnes surprises. En un mot, pas toujours rose comme travail. Mais Marine fait du yoga.
Christophe Baticle
MCF en sociologie
Aix-Marseille Université
Laboratoire Population, Environnement, Développement (LPED)
Associé au laboratoire Habiter le Monde (Université de Picardie Jules Verne, Amiens)
[1] Petite remarque, lorsque nous nous sommes présentés à Marine, l’un des membres de notre comité de pilotage s’est décrit ainsi : « Je suis une pièce rapportée », sous-entendu je ne suis pas originaire de Molliens-au-Bois, où se déroulent nos rencontres. C’est son épouse qui « est du lieu ». Autochtonie quand tu nous tiens…
[2] Cf. Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
[3] Notion dont je n’ai pas la prétention de considérer qu’elle serait un concept, mais qui, j’en nourris l’espoir, mérite un peu de curiosité même si, construite à partir de l’inspiration née de la « névrose de classe » (cf. Vincent de Gaulejac), elle ne connaitra probablement pas le même succès (notamment depuis la consécration d’Annie Ernaux, dont l’œuvre toute entière tourne autour du malaise de la transfuge de classe).
[4] Voir la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=rhOiPWOdENs
[5] Cf. https://desireefleurs.fr/blogs/enquetes-filiere/fleurs-et-pesticides
[6] Par exemple http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/breves/quelle-durabilite-pour-la-filiere-des-fleurs-coupees
[7] Cf. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/afrique-dynamiques-regionales/articles-scientifiques/roses-afrique-mondialisation
[8] Il en existerait entre 200 et 300 en France.
[9] Paris, Gallimard, 2017.
[10] Cf. Georges Friedmann, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1956.
[11] Cf. David Graeber, Bullshits jobs, Uzès, éditions Les liens qui libèrent, 2018. On pourrait traduire Bullshits jobs par boulots de merde, sous-entendu inutiles, voire nocifs.
Action réalisée
Auteur.e.s Christophe Baticle
Productions liés
- Rencontre avec Marine Vilbert (23)
- Marine Vilbert
- Marine Vilbert à Rubempré