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Démarche : HABITER un bord de monde,

Journal de Ramallah de Denis Lachaud, juillet 2016


Mercredi 6 juillet

J’atterris à l’aéroport Ben Gourion à 13h. Je retrouve avec plaisir le choc de cette première bouffée de chaleur en quittant l’ambiance climatisée de l’aéroport, à l’arrivée dans un pays sub-tropical.
Je monte dans un taxi collectif. Il me dépose à Jérusalem Est, à la porte de Damas. J’erre un peu à la recherche de mon arrêt de bus. Les passants me viennent en aide. Un vendeur arabe de fruits et légumes m’oriente vers la station, à quelques minutes de marche. Plus tard, alors que j’attends mon bus, un homme me fait signe d’un autre arrêt.

  • Le 218 qui ne circule pas aujourd’hui, c’est l’Aïd. Monte dans ce bus, derrière moi.
    Il m’oriente vers le 274 qui s’arrête au check point de Kalandya. C’est le seul bus à circuler aujourd’hui en direction de Ramallah.
    Je passe le check point sans encombre ; me voilà à nouveau sur le chemin rythmé par les tourniquets en fer, que j’avais découvert en 2009. Dans ce sens-là, c’est simple, pas de contrôle. Aucun soldat israélien ne se soucie de votre entrée en Cisjordanie. Dans l’autre sens, c’est une autre histoire.
    Je prends un taxi, il ne parle pas anglais et moi, à peine trois mots d’arabe. Je lui demande de me conduire jusqu’à la place Yasser Arafat. Il m’emmène jusqu’à son tombeau… On finit par s’entendre.
    Je retrouve un peu plus tard Omar et Khaled à l’auberge de jeunesse où je loge. Ils m’invitent chez Omar où je rencontre toute sa famille. Omar habite près de l’entrée du camp de réfugiés de Qadoura. Il nous sert une assiette de Mansaf, le repas de l’Aïd, un plat traditionnel d’origine jordanienne à base de viande, de riz, de graines et de yaourt. Excellent réconfort après ce long voyage.
    Khaled est mon interprète. Enfant, il a vécu au États-Unis plusieurs années.
    Il en a gardé un anglais parfait.

Omar et Mimi, sa femme, m’emmènent ensuite boire le thé chez Hekmat, la mère de Mimi et de Lulwa qui vit désormais à Paris.
La discussion s’engage. Hekmat me demande ce que je compte faire, comment je conçois mon travail ici. Je lui explique que je n’arrive jamais avec une idée trop précise, que je souhaite laisser la place à l’imprévu. Je précise quand-même avoir l’intention de m’intéresser à l’habitat dans les camps de réfugiés, en particulier à Qadoura.
Je demande à Hekmat si elle est d’accord pour que nous nous entretenions. Nous prenons rendez-vous vendredi soir.

Je rentre me reposer à l’auberge. Je suis entouré de Néerlandais et de Danois qui pourraient être mes enfants. L’Hostel in Ramallah est un lieu alternatif très sympathique. Des matelas sont installés sur le toit, au milieu de plantes qui poussent dans des sacs de pommes de terre cousus en bacs dans des palettes de récupération.
Dans ma chambre, nous sommes huit. Sept jeunes femmes originaires d’Amsterdam et un Parisien vieillissant. Nous dormons dans des lits superposés. Je suis en bas. près de la fenêtre.
Me voilà installé à Ramallah, à deux pas du camp de Qadoura.
J’écris en écoutant chanter le muezzin.


Jeudi 7 juillet

La vie commerciale de Ramallah reprend lentement ce matin après vingt-quatre heures de pause due à l’Aïd. Je me promène au hasard des rues du quartier. A onze heures, je retrouve Mohamed, un ami d’Omar et Khaled. Il m’emmène visiter Qadoura. Nous marchons entre les maisons, dans les passages étroits qui permettent tout juste de circuler à pied. Nous progressons de front quand c’est possible, l’un derrière l’autre quand l’allée rétrécit. Qadoura compte environ trois mille habitants, m’explique Mohamed. La terre sur laquelle s’est établi le camp appartient à Youssef Qadoura. A l’époque de la première intifada (fin des années 80), M. Qadoura a réclamé son terrain. Il a jugé que les constructions en dur dénotaient un quartier qui n’avait plus rien d’un camp ; il se considérait donc en droit d’exiger la restitution de son terrain. Yasser Arafat est intervenu pour lui signifier son refus catégorique.
Qadoura n’est pas un camp géré par l’UNRWA, contrairement à Al-Am’ari ou Jelazun, par exemple. Les camps gérés par l’UNRWA sont implantés sur des terrains loués par l’organisation internationale pour une durée de cent ans. A Qadoura, on s’est installé là, en arrivant après avoir fui ou avoir été chassé, parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs, dans les autres camps.
Nous longeons un immeuble dont se dégage une forte odeur, Mohamed désigne un balcon sur lequel vivent des chèvres.
Au sud de Qadoura, nous entrons dans le Palestine Medical Complex, établissement gouvernemental qui existait déjà avant 1948, même si à l’époque il ne comptait qu’un seul bâtiment. Les soins y sont beaucoup plus abordables que dans le privé. Les habitants de Qadoura peuvent aussi, en tant que réfugiés, bénéficier des soins gratuits dispensés par l’UNRWA à Al-Am’ari. Mais il y a beaucoup de monde, une longue attente. Dans la cour du complexe médical, nous dépassons l’endroit où onze hommes et deux femmes ont été tués par l’armée israélienne lors de la seconde intifada (premières années du XXIe siècle). Les corps sont enterrés là, sous le mémorial.
Nous montons au sommet d’un immeuble en construction pour avoir une vue d’ensemble du camp. A l’ouest s’étend l’école secondaire de Ramallah, gérée par le gouvernement. On y étudie jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Après il faut aller à l’université. L’année scolaire coûte quarante shekels (moins de dix euros). Dans le privé, c’est dix mille shekels l’année. A l’inverse, dans une école gérée par l’UNRWA, l’année coûte cinq shekels (un peu plus d’un euro). Juste devant l’école, le parc Youssef Qadoura a été financé, cette fois-ci, par la municipalité. A l’est, le camp est dominé par une colline sur laquelle s’étale une implantation israélienne.
A Qadoura, on peut voir plusieurs chantiers de construction d’immeubles. Certains sur des sites où il n’y avait rien auparavant, me dit Mohamed, et d’autres là où des maisons ont disparu après que leurs propriétaires ont racheté leur terrain à Y. Qadoura et l’ont revendu à un promoteur leur proposant une maison très agréable ailleurs dans Ramallah et un chèque conséquent pour partir s’y installer. Ainsi longeons-nous dans le camp un énorme trou d’une vingtaine de mètres de profondeur. Mohamed pense qu’un haut building commercial va être construit sur cet emplacement. Très peu de gens ont suffisamment d’argent à Qadoura pour être dans la position de racheter leur terrain au propriétaire historique. Nous longeons aussi quelques espaces vides. Mohamed ne sait pas s’ils appartiennent à M. Qadoura ou à un propriétaire qui l’aurait racheté. C’est surprenant de tomber soudain sur un terrain vague où s’entassent quelques palettes abandonnées, alors que la concentration de maisons dans le camp est si dense et que l’accroissement de la population oblige souvent à ajouter des étages aux maisons existantes.
Au coin d’une rue, nous rencontrons les visages des martyrs de Qadoura, peints en fresque sur le mur. Certains sont tombés pendant la première intifada, les autres pendant la deuxième. Sous cette fresque, un photographe italien a été tué par un char israélien, en pleine deuxième intifada.
Mohamed me propose de boire quelque chose, il m’achète une bouteille d’eau. Lui ne boira pas, il jeûnera encore six jours après la fin du ramadan. Il tente de m’expliquer pourquoi mais n’y parvient pas en anglais. C’est mieux, dis-je pour lui venir en aide. Voilà. C’est mieux.
Mohamed travaille dans l’informatique. Il a été impliqué dans l’USAID project. Mais le projet est arrivé à son terme. Il travaille désormais pour une entreprise privée. Les projets américains durent quelques années. Ensuite, il faut attendre deux ou trois ans la mise en place du projet suivant. Mohamed a toujours vécu à Qadoura. Peut-être devra-t-il en partir quand il se mariera. Mais s’il trouve un appartement à louer dans le camp, il préférera rester.
Il a un peu voyagé (il était à Paris il y a deux semaines). Il a passé six mois aux États-Unis, en formation dans le domaine informatique. Où qu’il aille, il a besoin d’un visa. Sauf pour la Jordanie. La Jordanie est le seul pays où il peut se rendre quand bon lui semble.

Mohamed m’emmène au musée consacré à Mahmoud Darwich puis sur la tombe de Yasser Arafat, mort le 11 novembre 2004. Son tombeau, m’explique-t-il, mesure onze mètres sur onze ; il a été construit avec 2004 pierres.
Nous traversons ensuite Al-Bireh pour nous rendre au camp de Jelazun, un camp géré par l’UNRWA, beaucoup plus grand que Qadoura, abritant dix-huit mille habitants. Les rues sont étroites, mais on peut circuler en voiture. Par contre, bien que les ruelles en terre battue soient à double sens, il est parfois impossible de se croiser. L’un des deux chauffeurs se dévoue pour la marche arrière…
La vie est dure ici, me dit Mohamed. Il n’y a pas de travail.
Contrairement à Qadoura, Jelazun est très excentré. Pour venir, nous avons longé une portion toute neuve du mur de séparation. C’est la première fois que Mohamed peut emprunter cette route depuis plus de six mois. Derrière le mur s’étend l’implantation de Beitin.
Il y a constamment des problèmes ici, me dit Mohamed.
A treize heures, Mohamed me dépose à l’hôtel.

16H30. Mohamed, accompagné d’un ami qui ne parle pas anglais, m’emmène visiter la vieille ville. En chemin, il me conduit vers l’endroit « qui fait les meilleurs shawarmas de la ville ». Nous entrons dans une petite échoppe, et qui trouvé-je derrière le comptoir, suant dans la chaleur de la rôtissoire ? Omar !
Omar n’est pas seulement responsable du comité populaire du camp de Qadoura et impliqué dans le fonctionnement du centre pour les jeunes, il travaille aussi dans une échoppe de vente de nourriture à emporter.
Ben entendu, il m’offre le shawarma qu’il a préparé avec son collègue. Depuis que je suis arrivé, tout le monde m’offre à boire, à manger. Je suis un invité.

Je mange en marchant, ce que d’ordinaire j’adore faire. Aujourd’hui je suis gêné de me nourrir en déambulant avec quelqu’un qui jeûne. Mohamed m’assure que cela ne pose aucun problème.
La vieille ville de Ramallah est assez petite. L’architecture des plus anciennes maisons et le matériau utilisé rappellent les bâtisses en pierre blanche de Jérusalem. La vieille ville, c’est ce qui constituait Ramallah avant la Naqba, m’explique Mohamed. La ville actuelle s’est développée autour en quarante-huit, quand tous les Palestiniens sont venus, chassés de leur ville ou de leur village.
Les plus riches ont pu s’installer quelque part, sur une des collines et construire leur maison. Les plus pauvres ont rempli les camps de réfugiés.
En général, me précise Mohamed, quand un réfugié commence à gagner assez d’argent, il quitte Qadoura pour s’installer dans un quartier de Ramallah. Mais cela ne doit pas être si courant. Le mètre carré est tellement cher…

Ce soir, Khaled me propose de m’emmener dans un bar pour voir le match France-Allemagne, la demi-finale de l’Euro de foot. A 21h, nous nous installons près des téléviseurs dans un grand café rempli d’hommes de tous âges qui discutent en fumant la shisha. Nous sommes quatre autour de la table : Khaled, deux de ses amis et moi. L’un des deux inconnus parle anglais. Il est étudiant en médecine, il finit sa troisième année. Il a encore trois ans pour décider de la spécialisation qu’il souhaite choisir. Alors il faudra partir. Angleterre ? Allemagne ? États-Unis ? Il ne sait pas encore. Impossible de suivre une spécialisation à Ramallah.
La demi-finale commence à 22h, décalage horaire oblige. A la télévision, le commentateur tunisien pousse de petits cris dès que le ballon approche d’une des deux cages. Je regarde les images en fumant la shisha, pour la première fois. Khaled m’a conseillé le tabac parfumé à la pomme. C’est très étonnant pour moi de regarder un match de football dans cette ambiance 100% masculine, au milieu des vapeurs de shisha. Je me retiens de poser des questions sur l’intérêt des femmes palestiniennes pour le football. Je ne demande pas si elles regardent à la maison. C’est si compliqué de vraiment discuter de ce sujet sans être campé (ou avoir l’air d’être campé) au milieu du paradigme occidental et de son sentiment d’universalité, de supériorité sur toute autre vision du monde. Je rencontre Hekmat demain soir et ce sera probablement plus simple pour moi de sentir quand la discussion me permet de poser quelques questions sur la façon que peuvent avoir les femmes de construire leur place dans la vie publique palestinienne.


Vendredi 8 juillet

Je suis installé à Ramallah dans une auberge de jeunesse, entouré de jeunes européens étudiants qui découvrent le monde et les questions qu’il pose. Ce matin, les Néerlandais-es se préparent pour la manifestation qui a lieu chaque vendredi depuis onze ans à Bil’in pour protester contre l’occupation israélienne. Je ne les accompagne pas car je ne souhaite pas consacrer mon temps à vérifier ce que je sais déjà. La presse internationale couvre régulièrement cette manifestation.
Je me promène seul. Je cherche les traces de l’histoire dans les rues de la vieille ville et bien entendu, rien ne saute aux yeux. Ramallah n’est pas une ville où on survit mais une capitale où on vit. Depuis deux jours je pense souvent à Berlin, que j’ai découvert en 1984. J’avais vingt ans, j’étudiais l’allemand à Paris IV, j’étais parti passer un semestre à l’université de Mannheim en RFA et dans ce cadre, j’avais séjourné une semaine à Berlin-ouest. Le cours séjour a marqué mon entrée dans une relation incarnée avec l’Histoire, mon époque, l’absurdité du monde bipolaire dans lequel je vivais. Jusqu’à ce jour-là, je connaissais la situation mais je n’étais pas réellement connecté à ces informations abstraites. A Berlin-ouest en 1984, on ne survivait pas, on vivait paisiblement ; chaque visiteur pouvait le constater, s’en imprégner. Puis en se promenant, il tombait soudain sur le mur qui venait lui rappeler brutalement le statut particulier de la ville. Deux rues plus loin, aucune trace palpable de la guerre froide. Juste la vie.
Hier j’ai roulé dans Ramallah avec Mohamed et nous nous sommes soudain trouvés face au mur, ce mur en perpétuelle extension. Cent mètres plus tôt, j’étais simplement en promenade dans une ville arabe du proche orient ; ville colorée, vivante, baignée à horaires réguliers dans le chant du muezzin.
Qadoura, vu du dernier étage d’un building, n’est quasiment pas identifiable. Il faut marcher à l’intérieur du camp pour percevoir le statut particulier du lieu. La Zoukka (allée) qui sépare les maisons est bien trop étroite pour être qualifiée de rue. Marchez dans Qadoura et vous saurez que l’espace est un problème crucial. Il n’y a pas de place, pas un mètre carré à perdre. Restez dans la rue principale et vous ne verrez rien, ne percevrez rien de ce qu’est le camp ; vous serez simplement entouré de maisons de trois ou quatre étages, vous serez dépassé par des voitures qui circulent et se croisent sans problème. Comme ailleurs. Un quartier plutôt pauvre, voilà tout. Restez dans la rue principale et vous n’identifierez rien d’inhabituel car curieusement, il y a des espaces inoccupés faisant obstacle au sentiment d’étouffement qui gagne, dès qu’on entre dans l’entrelacs des allées.
Même chose à Jelazun. Une fois passé sous le porche qui marque l’entrée du camp, vous avez juste le sentiment d’avoir mis les pieds dans un quartier défavorisé, un bord de ville comme on les connaît, à la Forge. Jelazun est d’ailleurs situé en bord de ville, à quelques dizaines de mètres d’une implantation israélienne, sur la route longée par cette nouvelle extension du mur que j’ai découverte en même temps que Mohamed. Mais plus vous vous enfoncez dans le camp géré par l’UNRWA, plus les rues sont étroites, moins elles sont asphaltées, plus l’air est poussiéreux, plus la pauvreté est prégnante.
Comme dans les bords de ville du monde entier, chacun vit sa vie à Qadoura ou à Jelazun. Une vie plus dure que sur les collines riches de Ramallah, mais une vie à part entière.

16h. Mohamed m’emmène à Qadoura pour un entretien avec une vieille dame qui a accepté de me rencontrer. Nous montons dans un immeuble assez récent, Mohamed frappe à la porte et c’est Alaa, rencontrée à Creil, qui ouvre. La vieille dame est en fait sa grand-mère mais comme elle est souffrante, je ne la verrai pas. Son autre grand-mère est présente, mais très réservée, elle préfère ne pas répondre à mes questions. Elle vit en Jordanie. Ça a été un long travail pour la famille d’Alaa d’obtenir des autorités israéliennes la permission de la faire venir. Elle a le droit de séjourner trois mois à Ramallah dans sa famille.
Nous sommes accueillis par la mère et la tante d’Alaa qui ont préparé un repas, la table est prête. J’ai déjeuné en ville trois heures plus tôt, n’étant pas au courant de ce repas en gestation. Je vais donc manger à nouveau, c’est l’aventure au quotidien, il faut être prêt à tout…
Alaa m’invite à passer à table. Mohamed, qui poursuit son jeûne, reste en retrait dans un des canapés où nous sommes installés en arrivant. Peu à peu la table se remplit et je suis bientôt entouré de huit femmes : Alaa et Ayah, leur grand-mère, leur mère, leur tante, leur sœur et deux cousines qui vivent aux Émirats Arabes Unis et sont venues pour les vacances. La complexité de la situation palestinienne apparaît ici de façon criante. Les habits que portent les huit femmes dénotent des environnements culturels forts différents dans lesquels elles vivent. Hekmat, à qui je raconterai le déjeuner plus tard, me dira qu’il y a une grande variété de cultures dans le monde arabe, ce qui complexifie la cohésion dans la communauté palestinienne, réfugiée un peu partout. Cette diversité de coutumes crée souvent des conflits dans les familles quand elles se réunissent, tous membres confondus, des plus traditionnels aux plus occidentalisés.
Alaa, à laquelle je pose des questions sur l’immeuble dans lequel nous nous trouvons, m’explique que la parcelle de terre a été achetée par son grand-père. Elle m’emmène sur un balcon et me montre l’organisation architecturale. Il y a trois immeubles en un. Celui de ses parents, celui de la famille de son oncle, et celui qui appartient à sa grand-mère. L’immeuble dans lequel nous nous trouvons, était au départ, une maison de plain pied. En 1984, un premier étage a été construit et en 1986, trois étages supplémentaires. Alaa m’explique aussi que les maisons construites par les habitants de Qadoura sur le terrain appartenant à Youssef Qadoura appartiennent à ce dernier, mais il ne peut pas les reprendre à ses occupants.
Le déjeuner se déroule dans une ambiance très paisible. J’apprends que les femmes palestiniennes âgées de plus de cinquante ans sont autorisées à se rendre à Jérusalem (et donc partout en Israël) sans permis particulier. Ainsi, accompagnée par une équipe de télévision locale, sa grand-mère a pu retourner à Lifta, son village, dont une grande partie reste inoccupée et tombe peu à peu en ruines. Elle garde précieusement la clé qui ouvre la porte de sa maison.
Pour les hommes, c’est différent. Ils doivent demander une autorisation, quel que soit leur âge. Parfois, le vendredi, pendant le ramadan, les soldats israéliens laissent passer les hommes âgés de plus de cinquante ans. Parfois non. C’est arbitraire.
Alaa me montre également un petit panneau en bois que son père a fait faire. Sur ce panneau qu’on peut accrocher au mur est fixé une clé. Ce n’est pas la vraie clé, celle qui ouvrirait la maison, c’est juste un symbole, dit-elle, qui nous rappelle que notre maison est ailleurs. Chacun ici a une clé de ce type.

18h. Entretien avec Hekmat

21h30. Entretien avec Alian.

Je rentre vers minuit. Pour une fois, les jeunes Néerlandais-es qui dorment dans mon dortoir se couchent avant moi. Les dernières se préparent en silence, les paupières gonflées par les gaz lacrymogènes projetés sur les manifestants à Bil’in.


Samedi 9 juillet

Ce matin, le groupe de Néerlandais-es s’en va. Vingt-quatre locataires de l’auberge disparaissent d’un coup. Ma chambre est vide. Les valises ouvertes et les sacs à dos vomissant des T-shirts se sont volatilisés. J’attends un éventuel coup de fil d’Hekmat ou d’Alaa, pour rencontrer un deuxième habitant d’Al-Am’ari ou la grand-mère qui était souffrante hier. Après avoir travaillé trois heures sur mon ordi, je sors me balader en direction du marché de fruits et légumes que m’a indiqué Khaled en rentrant de France-Allemagne. J’en profite en chemin pour acheter deux T-shirts. J’ai fait l’erreur d’emporter quelques « marcels », prévoyant une météo étouffante, or je ne vois aucun homme se promener les épaules nues.
Ici, dans les bars où les hommes jouent aux cartes, certains sous leur keffieh blanc, je bois le meilleur café que j’aie jamais bu.

Je visite Al-Am’ari avec Khaled et un de ses amis, Abid, né à Jérusalem mais vivant au camp depuis la sortie de la maternité. Abid est étudiant en droit, il songe à s’orienter vers le droit international. Je dois retrouver les deux garçons à l’entrée du camp mais le taxi m’a conduit à la sortie. Très vite, un groupe de jeunes hommes debout sur le trottoir me propose de m’aider, un adolescent qui parle anglais désigne la devanture du magasin où il travaille au cas où j’ai besoin de lui. Khaled m’appelle, je donne le téléphone à l’un des garçons, qui lui explique en arabe où je suis. Deux minutes plus tard, je vois apparaître Khaled et Abid.
Administré par l’UNRWA, Al-Am’ari est un petit camp, même s’il abrite plus de dix mille réfugiés. Il est traversé, du nord au sud, par une rue principale, assez étroite, probablement celle qu’évoquait Alian au cours de notre entretien, la rue arpentée par les chars israéliens dans son enfance. Quelques ruelles adjacentes permettent encore de circuler en voiture. Mais le plus gros des déplacements ne peut se faire qu’à pied, dans les zoukkas, les allées qui séparent les maisons, passages boueux et sales, certains à peine plus larges que mes épaules. Je découvre ici les immeubles de trois ou quatre étages qui s’élargissent en montant, dans le but de gagner de la surface habitable. Au dessus de nos têtes, les murs des maisons se rapprochent jusqu’à se toucher presque. Les bâtisses sont reliées par un méli-mélo de fils électriques. Certains pendent dangereusement vers le sol, il faut se baisser pour les éviter. Abid m’explique que, théoriquement, les habitants d’Al-Am’ari sont supposés rendre leur maison et partir au bout de cent ans, en 2048, c’est à dire dans trente-deux ans.

  • … Mais dans la vraie vie, on ne croit pas que ça va arriver, on ne voit pas comment on va pouvoir chasser plus de dix mille personnes.
    La plupart des réfugiés de ce camp sont venus de Lod, aujourd’hui banlieue de Tel-Aviv proche de l’aéroport Ben Gourion. 60% des habitants du camp sont des enfants. A ses deux extrémités, Al-Am’ari est délimité par deux écoles : celle des garçons et celle des filles. Abid précise que les écoles ont été construites sur ces sites pour empêcher les tentatives d’extension du camp. Al-Am’ari, comme Qadoura ne peut donc croître qu’en hauteur pour répondre a l’accroissement des besoins de logement.
    Certaines jeunes suivent leur scolarité à l’extérieur du camp, dans une école gérée par le gouvernement et dont les niveaux correspondent à notre collège et notre lycée.
    Le taux de chômage est bien entendu très élevé dans le camp.
    Je suis les garçons dans le dédale des rues et des allées. Nous dépassons une table recouverte d’armes en plastique noir à vendre, fusils mitrailleurs et pistolets grandeur nature, parfaitement imités, cadeau très apprécié par les enfants à l’occasion de l’Aïd. Abid me montre le centre pour l’enfance, le centre pour la jeunesse, la clinique de l’UNRWA financée par l’Arabie Saoudite, le mémorial des martyrs de la première intifada, à côté du mémorial des martyrs de la deuxième intifada et d’un portrait peint représentant Yasser Arafat. Khaled désigne une ligne de plusieurs noms en arabe, sur le mémorial. Pendant la deuxième intifada, une famille entière, parents et enfants, a été décimée.
  • Il y a, à Al-Am’ari, une mère de sept enfants dont un martyr et quatre prisonniers. Deux seulement vivent auprès d’elle.
    En 2003, les soldats israéliens ont fait exploser une maison dans le camp. En représailles.
    Khaled désigne, sur une colline dominant Al-Am’ari, la colonie israélienne de Psagot. Seul une clôture électrifiée la sépare d’Al-Bireh.
  • Inutile pour eux de construire un mur, me dit Khaled, il y a une base militaire.
    Nous nous installons dans un café pour boire un thé. Autour de nous, quelques jeunes hommes fument la shisha ou jouent aux cartes.
  • Beaucoup de jeunes ne font rien de leur temps libre. Il y a beaucoup de désespoir, de dépression.
    Quand il était adolescent, Abid a fait du théâtre. Il est parti jouer une pièce en Italie, au festival de Marinando.

Nous quittons Al-Am’ari et Abid. Khaled m’emmène un peu plus bas, au siège du Croissant rouge palestinien où il travaille en tant que bénévole. Nous nous installons dans le dispatch room, le central qui reçoit les appels et envoie les ambulances en intervention. Khaled remplace un temps l’homme qui répond au téléphone car il souhaite aller aux toilettes, puis prier, puis manger. Entre deux appels, Khaled me montre sur youtube le film d’une de leurs interventions. Un Palestinien jette un cocktail-molotov sur une jeep de l’armée israélienne qui prend feu. Il s’enfuie avec ses camarades, car une autre jeep surgit. En les poursuivant, elle renverse l’un des fuyards. L’ambulance du croissant rouge entre dans le champ de la caméra. Les ambulanciers tentent de porter secours au jeune homme blessé – il est encore sous la voiture, au niveau des roues avant. Les soldats refusent, car ils veulent l’arrêter ; les ambulanciers parlementent et soudain, un soldat pulvérise du gaz lacrymogène à l’aide d’une bombe. Il vise les yeux des ambulanciers. Deux d’entre eux, qui ont réussi à s’éloigner avant d’être atteints, viennent au secours de leurs collègues…

  • Là c’est moi, tu me reconnais ?
    Oui, je te reconnais, Khaled, bénévole de vingt-et-un ans au Croissant rouge, étudiant en relations internationales à l’université de Bir Zeit, qui te demandes si tu vas poursuivre tes études supérieures en Angleterre, en Allemagne ou en France, qui dans la rue ne perds jamais de vue la circulation et me protèges par de petits gestes précis, qui parles calmement aux enfants se mettant en danger, pestes contre les chauffards, je te reconnais et je te vois ramasser ton collègue ambulancier aveuglé avec délicatesse, je vois que ton collègue a peur parce qu’il souffre, qu’il a perdu ses repères, les repères lui permettant de faire son travail efficacement, en bon professionnel, je vois qu’il ne distingue plus rien autour de lui, plus aucune image, juste des sons, des sons terrifiants, cris et coups de feu, je te vois qui le rassures et le conduis jusqu’à l’ambulance calmement alors que ça tire de tous côtés, je te vois qui lui donnes toute la sérénité dont tu disposes encore, au milieu de ce chaos.
    Avant de partir, Khaled me fait monter dans une ambulance et m’explique comment tout est organisé à l’intérieur. Il suit des formations médicales, accroit ses connaissances et aussi ses devoirs et responsabilités envers les blessés auprès desquels il interviendra.

Nous remontons en direction de Ramallah, à pied. Khaled me propose de m’arrêter pour manger une assiette de knaffa, un dessert excellent. Bien entendu, impossible pour moi de payer. « You are my guest, it would be shame » m’a aussi dit Abid avant de payer nos thés à Al-Am’ari.
Nous nous lançons dans une longue promenade qui nous conduit au jardin de l’Indépendance. Khaled aime marcher vite, comme moi. Il me demande quelle idée se font les Français du conflit, nous parlons de la superficialité de l’information, nous parlons des représentations que nous nous faisons, Khaled me dit qu’en effet, en occident, la plupart des gens pensent que c’est très dangereux de venir ici et je lui raconte qu’un peu plus tôt, à Al-Am’ari, quand nous avons longé ce magasin de jouets, je me suis demandé, pendant une seconde, si les armes étaient des vraies. Nous parlons de nos représentations. Alors que – je le sais parfaitement – face aux fusils israéliens s’envoient des pierres. Alors que constamment, à Ramallah, Qadoura, Al Bireh, Jelazun et Al-Am’ari, je me sens en totale sécurité.
A vingt-trois heures, nous déambulons toujours dans le parc. Je m’aperçois que les balançoires et les aires de jeu sont encore pleines d’enfants.

  • C’est l’Aïd, il n’y a pas d’école demain. Et tu sais, les Palestiniens peuvent difficilement voyager, difficilement se déplacer. Ils ont besoin de défouler leur énergie, même les enfants. Jouer, ça fait du bien.


Dimanche 10 juillet

Je retourne boire mon café près du marché aux fruits et légumes, parmi les hommes qui jouent aux cartes. Je commence à prendre mes habitudes.

J’ai rendez-vous avec Mohamed et Khaled. Ils sont aussi bénévoles pour l’ONG Heart to heart/ Equal Opportunity. Cette ONG a pour objet de s’occuper des enfants défavorisés, qu’ils soient réfugiés ou qu’ils habitent dans des communautés aux conditions de vie rendues difficiles par l’occupation. Elle développe aussi différents programmes en direction de ces populations, notamment une formation au leadership pour les jeunes en âge d’être à l’université.

Les bénévoles accueillent aujourd’hui les enfants (tous les enfants) de Nabi-Samuel, un village situé près de Jérusalem et cerné par plusieurs colonies israéliennes. Pour des raisons religieuses, mais aussi parce qu’elles considèrent que cette terre fait partie de Jérusalem, les autorités israéliennes mettent la pression sur cette petite communauté de trois ou quatre cents habitants qui n’ont qu’une liberté de déplacement très réduite à cause d’un check-point placé à l’entrée de leur village. Jusqu’à aujourd’hui, la population tient malgré les difficultés. Tout le monde refuse de partir.
Avec John et Akemi, un homme néo-zélandais et sa femme japonaise, fondateurs de l’ONG, les garçons vont encadrer le groupe d’enfants pendant une après-midi dans un parc d’attraction dont le fils du propriétaire est étudiant à l’université avec Khaled.
John m’explique que paradoxalement, les réfugiés ne sont pas forcément ceux qui connaissent la situation la plus difficile ; ils ne paient pas de facture me dit-il, pas de loyer, pas d’électricité… Il bénéficient d’une relative sécurité alimentaire grâce à l’UNRWA (Ceci ne s’applique pas à Qadoura qui n’est pas géré par l’UNWA) ; une part des taxes payées par les autres Palestiniens contribue au financement des camps de réfugiés.
A la fin de notre discussion, je pense à cette différence fondamentale entre les réfugiés et les Palestiniens originaires de Ramallah et Al-Bireh, qui ne vivent pas jour après jour avec le sentiment que chez eux, c’est ailleurs, qui ne vivent pas avec dans la main ou dans la tête, la clef d’un porte qu’ils n’ont jamais la possibilité d’ouvrir.
En début de soirée, les enfants sont rendus à leurs accompagnateurs et nous sommes libres de profiter des manèges les plus sophistiqués. Les grilles des chemins organisant la queue vers chaque attraction me rappelle le dédale du check-point de Kalandya. Je le dis à Alaa qui nous a rejoints. Elle sourit.

  • You’re right.
    Je trouve Mohamed bien pâle. Il s’est démené en tous sens cet après-midi, avec les enfants. Il les a accompagnés d’un manège à l’autre, récupérant ceux qui s’égaraient en route, attirés par une attraction rencontrée sur le parcours ou désirant se rendre aux toilettes. Mohamed n’a pas encore terminé son jeûne. Malgré la fatigue, il monte avec nous dans ces manèges qui nous secouent, nous renversent et nous font perdre tout sens de l’orientation. A la fin de la soirée, Khaled m’accompagne de nouveau au café pour voir la finale de l’euro de foot. Après dix minutes de match, je le pousse à rentrer chez lui. Il est malade. La fatigue, la mauvaise nourriture au parc d’attraction et le traitement que nous ont réservé les manèges ont réveillé des problèmes digestifs qu’il me dit être récurrents.
    Je reste avec son ami Bassal mais jette l’éponge avant les prolongations. Je suis épuisé, moi aussi, j’ai besoin de dormir.


Lundi 11 juillet

Avec Khaled, je me rends à l’université Bir Zeit. Je l’accompagne pour ses trois cours de la journée.
Le premier a pour thème la gestion des ONG. Dans la classe s’est installée une majorité de filles, dont un quart environ n’est pas voilé. Ramallah est une ville beaucoup plus libérale que ses voisines palestiniennes. Les relations entre garçons et filles sont bien moins strictement codifiées qu’ailleurs. On les voit le soir, mélangés à la terrasse des cafés que fréquente la jeunesse locale.
Le cours commence et soudain, beaucoup d’étudiants regardent leur téléphone ou sortent de la classe pour répondre à un appel. Les résultats du taoudjihi, l’équivalent palestinien du baccalauréat, viennent de tomber. Des pétards résonnent au loin. Les explosions célèbrent traditionnellement la réussite aux examens. Hier, Alaa m’a fait part de son angoisse quant aux résultats sa petite sœur.

  • Elle n’a jamais vraiment aimé travailler à l’école. On a tous eu de bons résultats (plus de 90/100), j’espère qu’elle va bien s’en sortir. Ici, la note finale est déterminante pour le futur.
    Plus tard, Khaled appelle Alaa. Sa petite sœur a eu son bac, mais les notes ne sont pas à la hauteur des attentes.
    Pendant une heure de pause, Khaled m’emmène visiter le campus, les différentes facultés, la bibliothèque. Bir Zeit est un site très agréable, il doit faire bon étudier ici. Je serre beaucoup de mains en chemin. Parmi elles, celle d’une étudiante en journalisme qui vient de passer six mois dans une prison israélienne et quelques minutes plus tard, celle d’un homme d’environ quarante ans qui a passé de longues années derrière les barreaux et a décidé, à la sortie de prison, de reprendre ses études. Je retrouve cet homme dans la salle de classe du deuxième cours. Le professeur se présente à moi en français. Il enseigne les sciences politiques en Jordanie, il est venu à Bir Zeit pour deux mois en tant que professeur invité. Khaled me précise ensuite que ce professeur est palestinien, qu’il est venu enseigner ici bénévolement. Il ne souhaite pas être payé.
    Le cours d’aujourd’hui porte sur la politique américaine vis à vis du monde arabe. La semaine prochaine commence un cours sur la politique française en direction du monde arabe. Je reconnais quelques visages. Il y a maintenant plus de garçons que de filles dans la salle.

Je rentre à l’auberge et m’installe dans le salon, pour revoir mes notes près d’un touriste originaire de Singapour, engagé dans une conversation avec un Américain que j’ai entendu parler Arabe avec le patron et qui tente d’affiner les perceptions du jeune Asiatique sur la situation politique locale, assez stéréotypées. Il lui explique notamment que le mur de séparation est présenté par Israël comme une mesure de sécurité, destiné à se protéger des attaques terroristes, des attentats-suicide, alors que, chaque jour, soixante mille Palestiniens le traversent illégalement pour aller travailler (il cite une enquête du New-York Times à ce sujet).

Plus tard, Bobo, le propriétaire de l’auberge, me demande comment avance mon travail. Il me parle d’un artiste peintre d’Al-Am’ari qui peint des poissons. Il a décidé de cesser de travailler autour de la clé, l’idée du retour. Il a voulu chercher autre chose. Il peint des poissons sur les murs. Il a été peindre des poissons à Haïfa, à Akko (St-Jean d’Acre), dans différents villages autour de ces deux villes. Il se sent comme un poisson qu’on aurait arraché à la mer pour l’enfermer dans un petit aquarium en forme de boule : le camp. Bobo travaille actuellement à l’organisation d’un événement artistique, un festival intitulé Zikak (le mot zikak désigne le réseau des allées du camp, zoukka est son singulier), qui aura lieu en août à Al-Am’ari. Comme je serai parti depuis longtemps, il m’oriente vers sa page Facebook (Hostel in Ramallah) pour en suivre l’évolution.

Le soir, Je retrouve Khaled et Bassal pour une nouvelle promenade. J’attends les garçons en observant le ballet des voitures sur la place Yasser Arafat. Beaucoup de klaxons, de pétards et feux d’artifice. On continue de fêter les résultats de taoudjihi. Au centre de la place, se dresse une colonne. Le drapeau palestinien flotte à son sommet. Trois mètres sous l’étoffe rouge, noire, blanche et verte, un homme a grimpé sur la hampe. Il serre la barre d’acier dans ses bras, ses deux pieds s’y pressent. Il s’accroche. Sa tête est tournée vers le drapeau. Le but à atteindre ? Quelle étonnante statue. Je demande si elle représente Yasser Arafat, Khaled me dit que non. Cet homme est un Palestinien. N’importe lequel. Il ne monte pas mais il ne descend pas non plus. Il ne lâche pas. Il s’accroche à son identité, il lutte pour la conserver, m’explique Khaled.
Passer chaque jour sur la place Yasser Arafat, plusieurs fois même, et lancer un regard vers cet homme tout aussi fragile que déterminé, arrimé en plein soleil à la tige d’acier, le regard fixé sur ce drapeau qui flotte, est très évocateur. La survie de l’identité palestinienne est une conquête permanente, le fruit d’un effort constant.

Ce soir nous descendons au delà de la vieille ville, jusqu’au jardin Nelson Mandela. Après une bonne demi-heure de marche, nous atteignons une imposante statue du célèbre résistant, prisonnier puis président sud-africain, grand ami de Yasser Arafat, me dit Khaled. Nelson Mandela sourit, le poing tendu vers le ciel. Les garçons me photographient au pied de la statue. Nous assistons ensuite à la relève de la garde de la patrouille de sécurité palestinienne affectée sur le site. Rien de formel ici. Un pick-up vient se garer derrière celui qu’il relève. Nous remontons vers le centre-ville et nous installons dans un bar où travaille un ami des deux garçons, étudiant en droit. Le jeune homme me souhaite la bienvenue. Il nous offre un morceau de gâteau et plus tard, vient passer un moment avec nous. Il est assez timide, me dit Khaled, son anglais n’est pas très bon. Il est membre de la famille de Marouane Barghouti, un des plus célèbres détenus palestiniens, emprisonné en Israël probablement jusqu’à la fin de ses jours – il a été condamné à cinq peines de prison à vie. Avant d’entrer, j’obtiens la promesse de Khaled que cette fois-ci, il me laissera payer l’addition, ce qui s’avère impossible depuis mon arrivée, quand je retrouve quelqu’un dans un café, qui que ce soit.

  • Tu es notre invité, il n’est pas question que tu payes, me dit-on quand je sors mon portefeuille.

J’ai bien amusé Khaled ce soir :

  • Mon ami est de la famille de Marouane Barghouti, tu sais qui est Marouane Barghouti ?
  • Un cinéaste palestinien ?


Mardi 12 juillet

Nous avons rendez-vous chez Alaa et Ayah pour la rencontre sur skype entre les jeunes du camp et les lycéens de Creil. Mohamed est passé me chercher avant 14h30.

  • On a dit 14h30 à tout le monde pour être sur de pouvoir commencer à 15h. 14H30, c’est 15h pour les Palestiniens, me glisse Mohamed en souriant.
    Peu à peu, les adolescents nous rejoignent. En plus des jeunes de Qadoura, on compte un garçon et une fille, frère et sœur, habitant le village de Kuffar-Akab, situé de l’autre côté du check-point. Mohamed m’explique que pour cette raison, ils ont droit à une carte d’identité bleue, qui les autorise à circuler des deux côtés du mur de séparation (et à perdre beaucoup de temps aux check-points), quand les Palestiniens de Cisjordanie sont porteurs de cartés d’identité vertes. Il leur faut un permis spécial pour passer de l’autre côté du mur.
    La communication par Skype, qui durera presque deux heures, est bien lente, car la qualité sonore oblige chacun à se répéter plusieurs fois et le barrage de la langue n’arrange rien. Une jeune femme de Qadoura est venue traduire les propos dans les deux sens. Elle étudie le français à Bir Zeit. Chacun se présente. Les palestiniens exposent leurs statuts différents dans les zones A, B et C mises en place à la suite des accords d’Oslo. Peu à peu, les timidités laissent la place à une véritable curiosité pour l’interlocuteur qui sourit et tend l’oreille à l’écran. Les deux équipes décrivent leur système scolaire. A Ramallah, l’université coûte très cher et il est impossible d’y étudier quand on ne vient pas d’une famille suffisamment aisée et qu’on n’a pas obtenu de bourse. Beaucoup d’étudiants boursiers travaillent en parallèle.
    Les Français expriment leur regret de ne pas avoir rencontré Omar, Alaa et Mohamed lors de leur récent séjour en France, empêchés venir à Creil par une grève des transports.
    Mohamed propose de commencer à réfléchir ensemble à un projet commun qui pourra mener à la rencontre des deux groupes. On l’applaudit des deux côtés. Pour amorcer le travail, les Palestiniens proposent de se réunir pour préparer une vidéo où ils dansent la dabke, une danse traditionnelle arabe. Ils adresseront le film dès que possible aux Creillois.

J’accompagne ensuite Mohamed à son cours d’afro-dabke, un mélange entre les traditions gestuelles arabe et africaine qui a été imaginé par le professeur. Chaque séquence de dabke est apprise de façon traditionnelle puis dans une adaptation à la manière d’investir le corps dans la danse en Afrique sub-saharienne. La version traditionnelle est très aérienne et la dabke adaptée s’ancre dans le sol. Voilà l’équivalent de ce qu’en cuisine on appelle le mouvement fusion : un mélange des traditions, des cultures.

Après le cours, nous nous dirigeons vers le village de Bir Zeit où Mohamed récupère trois de ses cousins. Nous écumons ensuite Bir Zeit en voiture pour que les cousins distribuent en main propre les invitations au mariage d’une cousine de Mohamed. La jeune fille épouse bientôt un Palestinien qui possède aussi la nationalité américaine. Ils partiront vivre à Chicago. Le changement sera total : découverte de la vie en couple, autre pays, autre langue, autre climat, autre culture, pas de famille ni d’amis pour l’entourer. De plus, elle parle à peine l’anglais pour le moment. Elle est un peu inquiète…
Pour nous rendre à Bir Zeit, nous avons longé le mur de séparation. Mohamed m’explique que c’est toujours un choc quand il découvre une nouvelle portion du mur récemment construite. Ça le déprime systématiquement. Les sections plus anciennes, il ne les voit plus. Il s’y est habitué. Elles sont entrées dans son paysage mental.
Nous nous arrêtons tous les cent mètres. Pendant que les cousins distribuent les invitations, je discute avec Mohamed.

  • A Ramallah, les riches ont souvent une mauvaise opinion des camps de réfugiés. Quand j’étais enfant, il arrivait qu’on me dise « Mais dis donc, tu es bien habillé, toi, pourtant tu viens du camp de Qadoura, non ? » Je n’aimais pas ça. Les gens des beaux quartiers assimilent souvent camp de réfugiés avec pauvreté, mauvaise communauté. Il a fallu être solide, tenir bon.
    Quand Mohamed était enfant à Qadoura, ses grands-parents lui parlaient beaucoup de Madj Al-Sadek, leur village.
  • Ils nous en parlaient tout le temps. Majd Al-Sadek est situé près de la ville israélienne qui s’appelle, qui s’appelle… Comment s’appelle la ville israélienne près de Majd Al-Sadek ?
    Mohamed s’est tourné vers ses cousins.
  • Eilat.
    Mohamed n’a pas enregistré ce nom.
    Plus tard nous retrouvons Omar et Khaled dans un café. Je décris le fonctionnement de la Forge, j’explique comment les fondateurs du groupe se sont rencontrés, comment nous avons été amenés à travailler sur notre sujet, « Habiter un camp de réfugiés palestinien » et ce que nous comptons faire de notre travail. En fin de soirée, nous nous séparons. Je quitte ces trois hommes chaleureux et monte passer ma dernière nuit à l’auberge.

Le lendemain matin, je prends le bus pour Jérusalem. J’appréhende un peu le passage au check-point. A Kalandya, un soldat israélien monte, fusil mitrailleur orienté vers le sol. Il contrôle les laisser-passer des Palestiniens puis mon passeport. Il redescend. Il n’a pas ouvert la bouche, pas posé une seule question, pas prononcé le moindre mot. Je change de bus et descend au terminus, près de la porte de Damas.
J’ai besoin de marcher un peu avant de poursuivre mon voyage.
Je traîne ma valise le long du mur de la vieille ville en direction de la rue Yaffa et du tramway qui me mènera à la station centrale des bus. Je suis en train de passer à Jérusalem-Ouest.
Il fait très chaud, je ne parviens pas à passer si vite le mur invisible.
Je m’arrête à l’ombre d’un arbre, entre deux mondes, parce que je pleure.

Action réalisée

Auteur.e.s
Denis Lachaud

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- MYTHOLOGIE DES FRONTIÈRES

Edition.s
Camps palestiniens, UN BORD DE MONDE