LaForge Facebook de LaForge Au fil des jours



Démarche : HABITER UN BORD DE VILLE

CAHIER DE DOLÉANCES

QUARTIER FAFET-BROSSOLETTE-CALMETTE (Amiens)


DOLORUM
« Je ne demande pas grand-chose : avoir un salaire et un logement digne »
Une mère de famille de moins de 40 ans.

CADRE

« Invitation d’artistes » est une manifestation lancée par le Conseil régional de Picardie. Elle vise à permettre à des artistes d’ouvrir leurs portes sur leurs productions, expositions, modes d’expressions. Initiée en 2007, cette opération aspire à promouvoir la politique culturelle régionale en partant des initiatives artistiques. En 2012, cette fête de la culture s’est déroulée du 28 septembre au 7 octobre.

CONTEXTE

Dans ce cadre, le Collectif La Forge, rassemblant depuis 1994 artistes, écrivains et scientifiques, a émis le souhait de présenter ses co-productions avec les habitant-e-s de l’atelier en cours sur Amiens-Nord, un véritable laboratoire de recherche-action sur l’épineuse question de l’expression citoyenne. Depuis le début de l’année 2011, ce collectif qui se définit comme un espace itinérant, s’est installé sur les « bords de ville », au Nord-Est d’Amiens, dans la rue du Docteur Fafet, l’une des voies parmi les plus stigmatisées de la cité. Là, un lieu d’écoute, de débat et d’échanges s’est mis en place selon ce qui paraissait le plus adapté aux attentes de la population locale, et dénommée « La Place des Habitant-e-s ». Chaque jeudi, une discussion libre s’est ouverte à partir des problématiques apportées par les résidents volontaires qui souhaitaient pousser la porte de l’association Cardan, laquelle a accepté d’accueillir La Place dans ses locaux de ladite rue du Docteur Fafet.
La philosophie du collectif ambitionne de n’imposer aucune contrainte, ni ligne directrice préétablie à la collectivité sociale avec laquelle il se propose de bâtir un projet. Ce principe exigeant implique ainsi une participation sur la base du volontariat et peut se décliner dans un espace local circonscrit, sans exclusive néanmoins.

La thématique générale développée par La Forge porte depuis 2010 sur la notion d’Habiter, un concept en cours d’élaboration dans les sciences sociales, et dont un laboratoire de recherche amiénois a repris le nom. Autour de ce thème , une série de rencontres ont été organisées à partir des questionnements issus de La Place. Elles ont porté sur l’habitat avec les responsables locaux de l’OPAC, la police, représentée par le commissariat de secteur, la santé, le travail, la vie du quartier etc. Ces échanges ont fait l’objet de textes écrits par Denis Lachaud (écrivain), Ixchel Delaporte (journaliste) ou Christophe Baticle (sociologue), afin de laisser à chaque fois une trace des interactions. Ils ont pu être repris dans La Lettre aux Habitants, une publication régulière qui en est désormais à son quinzième numéro, distribuée dans les boîtes aux lettres de Fafet-Brossolette-Calmette.
Dans ce contexte, le Cahier de doléances tente de répondre aux nombreuses récriminations des habitant-e-s venu-e-s s’exprimer sur La Place, avec très souvent un sentiment de déréliction appuyé.

ACTEURS

Les artistes et personnes mobilisés pour l’exposition ont été ici : Alex Jordan et Valérie Debure (graphistes de Nous Travaillons Ensemble), Marie-Claude Quignon (plasticienne), Eric Larrayadieu (photographe), Denis Lachaud (écrivain), François Mairey (pratiques sociales et coordination) et Christophe Baticle (sociologue, chargé du présent cahier).

PARTENAIRES

• Cardan (qui tire son nom de la pièce mécanique du même nom) : association socioculturelle spécialisée dans l’apprentissage et la diffusion de la lecture, présente depuis de nombreuses années sur le quartier
• Carmen (Création Action Recherche en Matière d’Expressions Nouvelles) : association à l’origine de Canal-Nord, un espace de productions audiovisuelles.

USAGES ET LIMITES

Fidèle à sa philosophie, La Forge n’a pas lancé une « consultation », partant du principe qu’il était essentiel de s’ancrer dans le volontariat. En ce sens, l’objectif n’était pas ici de rechercher une représentativité statistique (ce à quoi ne prétend aucunement la démarche présente), mais de laisser émerger des opinions mobilisées.

LOISIRS ET OUVERTURE

S’exprime fortement un souci de loisirs. A priori, on pourrait y voir une attente, si ce n’est futile, au moins secondaire. Ce serait en rester à une vision des besoins inspirée par la fameuse pyramide de Maslow, qui rappelons-le, plaçait à la base les besoins physiologiques et dans une position distante le récréatif, tout en notant néanmoins l’importance de l’accomplissement de soi. Or, derrière l’attente en matière de loisirs se présentent trois aspects essentiels :

  • • La sociabilité dans le quartier, mobilisée par l’interconnaissance ;
  • • La solidarité ;
  • • L’ouverture sur l’extérieur, avec la possibilité de découvrir d’autres cultures, sociales ou plus largement.

Les intervenants évoquent ainsi l’importance de ne pas s’enfermer sur le quartier, mais au contraire d’avoir la possibilité d’en sortir afin de découvrir d’autres univers. L’absence pour beaucoup de « vacances » au sens plein du terme, c’est-à-dire de coupure véritable avec l’ordinaire, renvoie à une revendication qui va dans le même sens. On ne peut ici que rappeler les réflexions d’un Léo Lagrange sur ce « droit » fondateur pour la dite « réalisation se soi. »

✔︎ Parmi les propositions concrètes, une fête de quartier a souvent été présentée comme le moyen de recréer un lien entre les habitant-e-s. Des festivités ont pu être organisées récemment, et ont été appréciées, mais elles gagneraient à devenir une véritable vitrine du quartier. Ce n’est pas nécessairement la fête foraine qui est recherchée, mais surtout les retrouvailles autour d’une table, qui comprendrait un repas collectif accessible.
✔︎ Une manifestation similaire pourrait rassembler les plus jeunes du quartier.
✔︎ Les centres de loisirs manquent également cruellement au quartier pour ses résidents, mais les environs pâtissent également du même déficit. Ils permettraient pour les résident-e-s d’éviter que la rue ne soit le dernier recours pour se retrouver.
✔︎ Les déplacements à l’extérieur sont entrevus collectivement, l’entre-soi permettant implicitement de se sentir à l’aise. Les habitant-e-s pensent à des voyages plutôt modestes, en bus, et attendent de la municipalité qu’elle soit motrice en la matière.

L’ÉCONOMIQUE ET LE TRAVAIL

Le manque d’emploi est perçu comme un problème majeur dans le quartier. Pour lutter contre ce nœ ud, les habitant-e-s attendent des acteurs économiques une réaction contre la stigmatisation de ce que l’on pourrait appeler « l’effet d’adresse ». Ils n’acceptent pas que le fait de vivre dans un secteur suffise à les marquer d’inadaptation sociale au travail.

∙ Le manque de création d’entreprises se fait cruellement ressentir. L’attractivité du quartier semble en cause. Cela vaut pour la notoriété sociale, mais encore du fait des équipements absents à tous niveaux.

• Le niveau de vie est présenté comme très faible certes, mais surtout en cours de dégradation en raison de l’augmentation des coûts généraux. L’exemple est donné des tarifs du gaz de ville, qui amène parfois à « revenir » à la bouteille individuelle, pourtant moins pratique et plus dangereuse. Le sentiment d’une régression historique est en ce sens très clairement exprimé.

• Pour les femmes, la question de la garde des enfants est essentielle et souvent un frein majeur à l’acceptation d’un emploi, même à temps partiel.

• Ces mêmes femmes ont conscience qu’elles ont affaire à un marché de l’emploi qui, particulièrement en ce qui les concerne, les oblige à se retrouver en horaires décalés par rapport aux rythmes familiaux, ainsi que sur des horaires variables.

✔︎ Un moyen de garde s’avère fortement souhaité. Son absence sur le quartier handicape grandement les mères de famille, ainsi que les mères isolées qui ne peuvent pas prétendre à une entraide familiale ou apportée par le voisinage.
✔︎ Est évoquée, au travers de l’attente d’une plus grande entraide entre habitants, le principe d’une crèche parentale, qui aurait l’avantage de placer les participant-e-s dans un rôle d’acteur/actrice réel-le.
✔︎ L’accueil périscolaire, comme il est parfois réalisé (mais insuffisamment), est plébiscité, notamment avec le soutien aux devoirs. Beaucoup de parents ne sont ni en mesure, ni en disponibilité pour le faire eux-mêmes.
✔︎ Les structures périscolaires sont aussi le moyen pour beaucoup de parents de trouver ou retrouver un emploi exigeant de la « flexibilité ».

• L’incontournable nécessité d’un moyen pour se véhiculer afin de se rendre sur son lieu de travail est également mise au premier plan.

✔︎ Une facilitation dans l’obtention du permis de conduire pourrait être trouvée dans une aide financière, ainsi que via une auto-école préparée à soutenir les candidat-e-s en difficulté par rapport aux pré-requis. On sait que le décrochage scolaire précoce est vecteur de difficultés dans l’épreuve du code de la route. Des solutions existent, mais elles apparaissent généralement difficilement accessibles du fait des administrations spatialement concentrées dans les centres… et socialement distantes. Certes, il ne s’agit pas ici de créer des services ad hoc au quartier car « sinon, les gens ne sortent plus de leur zone », mais de trouver des solutions en terme de permanences.
✔︎ Des véhicules en prêt à coût accessible serait une option à envisager si l’on veut permettre l’insertion professionnelle des personnes déjà dotées du permis de conduire.
✔︎ A défaut, un remboursement adapté du véhicule sur le principe d’un prêt social pourrait être réfléchi.
✔︎ Peut-être aussi le partage de véhicules par ailleurs.

• On ressent un certain fatalisme, souvent suite à des situations éprouvées, face à la difficulté d’entrer sur le marché du travail « standard ». C’est pourquoi sont évoquées des solutions qui ramènent généralement à l’activité de substitution, sur le principe de la vente hors des canaux habituels.

✔︎ La proposition rencontre évidemment des freins juridiques lorsqu’il est question de faire le commerce de produits de première nécessité sur la voie publique. Une simplification des procédure par une aide adaptée au montage des projets pourrait être réfléchie afin que les candidat-e-s puissent passer les étapes réglementaires. Elle pourrait permettre l’éclosion d’activités à même de redonner à la rue son caractère vivant. Le statut d’auto-entrepreneur n’est pas inaccessible, mais les procédures restent souvent appréhendées.

LE LOGEMENT

● Ce dossier constitue un autre de ces nœuds qui nourrissent le sentiment de relégation. Le quartier apparaît ici comme totalement délaissé, et pas seulement du fait de la destruction en cours d’une partie des bâtiments de Brossolette. Cet aspect est ressenti profondément et ne joue pas le moindre des rôles dans les affects : « le quartier se vide… ou on le vide… » On se souvient encore des « bâtiments bleus. »

• Au premier plan de la problématique logement il y a bien entendu l’habitat au sens propre du terme.

✔︎ Le rôle des gardiens d’immeuble est interprété comme primordial, mais ils auraient besoin d’être revalorisés dans tous les sens du terme pour bien réaliser leur mission.
✔︎ L’OPAC est vécu comme « ayant le pouvoir ». Une plus grande proximité, et pas seulement par questionnaires interposés, est largement souhaitée.
✔︎ Un porte-parole chargé des relations avec l’OPAC pourrait être mis en place, avec en vis-à-vis un interlocuteur privilégié de la part du bailleur public.
✔︎ Un syndicat de copropriétaires ? Mais les habitant-e-s semblent exprimer le fait de se débattre déjà dans une foule de difficultés personnelles à gérer au quotidien.

Mais au second plan se profile la question de l’aménagement urbain.

✔︎ Un intervenant âgé de 12 ans seulement remarque des parcs étroits et surtout inadaptés à certaines classes d’âges, notamment les préadolescents.

• Enfin, la mixité sociale semble un vœu pieu et les procédures d’attributions des logements par quartier sont discutées chez plusieur-e-s intervenant-e-s.Leur équité reste sujette à débat.

L’ÉCOLE

● Elle n’est plus vécue comme un sésame pour la vie active et même citoyenne.

• La réputation fortement détériorée des établissements du secteur est saisie comme un véritable handicap.

✔︎ La venue d’une équipe de France-Inter sur le collège du secteur a été accueillie comme une incontestable valorisation. Dans un premier temps donc, il semble essentiel de modifier les représentations pour redonner une estime d’eux-mêmes aux élèves.
✔︎ Dans le même temps, il convient de donner les moyens aux personnels afin qu’ils soient en mesure de redonner réellement une chance de réussite à celles et ceux qui nourrissent encore et malgré tout des espoirs.

LA VIE SOCIALE ET ASSOCIATIVE

C’est ici que l’exclusion sociale trouve un terrain particulièrement éloquent. Le sentiment d’un quartier sans vie sociale maillée par un ensemble de services domine.

Il est remarqué l’absence de commerces dans un ensemble résidentiel qui compte pourtant une population conséquente. De pareilles situations se retrouvent dans nombre de secteurs d’Amiens-Nord et ne contribuent pas à faire ressentir un cadre de vie « normal », d’autant que par là, l’urbanité rate sa principale caractéristique : la diversité des acitivités.

✔︎ Les intervenants s’interrogent sur la possibilité de développer quelques commerces dans le secteur, notamment ceux qui permettent la rencontre (alimentation notamment).
✔︎ La présence d’une épicerie sociale et solidaire serait également propice dans la mesure où de nombreuses difficultés de déplacement se posent, en surcroît des situations économiques plus que tendues. Des horaires sur une plage plus importante que ce qui se fait dans la ville est souhaitable. La mise en place d’ateliers spécialisés (diététique, cuisine, budget) serait appréciée.

• Certaines associations sont vécues comme actives et présentes sur le terrain, alors que d’autres apparaissent beaucoup plus confidentielles, axées sur des publics ciblés par l’interconnaissance.

✔︎ Une attente des financeurs pourrait se porter sur une animation plus visible et disponible de la part de certaines de ces associations. Sans remettre en question leur utilité potentielle, celle-ci mériterait une plus grande médiatisation. Par contre, notons qu’ici plus qu’ailleurs les canaux de communication doivent être adaptés au primat accordé au bouche-à-oreille. Nul besoin donc de grandes campagnes de publicité, mais des actions ciblées sur les relais d’opinion locale.
✔︎ Les participant-e-s au cahier notent qu’ils ont découvert certaines structures associatives au travers des rencontres proposées par La Forge. Leur mission est alors apparue comme beaucoup plus pertinente. De telles initiatives pourraient être généralisées. S’il appartient aux associations de se faire connaître, des relais doivent pour autant exister.
✔︎ Des attentes se font également sentir en direction des plus jeunes, parfois présentés comme une « jeunesse perdue ».
✔︎ Mais le même problème lié aux infrastructures manquantes se pose pour les personnes âgées qui n’ont plus de lieu pour se réunir. Leur isolement est parfois patent.
✔︎ Quid également des jeunes filles et des femmes. Comment les faire accéder au sport par exemple ? à la culture ? La scission entre les genres doit-il être combattue ou des associations spécialisées sur le féminin sont-elles davantage à même de solutionner ce clivage ? Les habitant-e-s s’interrogent sur ce sujet.
✔︎ Certaines associations pourtant très appréciées ont disparu du quartier pour se relocaliser ailleurs. Ces pertes renforcent le sentiment d’abandon, bien que tel n’était pas l’intention très souvent.
✔︎ Un nouveau comité de quartier, afin de dynamiser les actions, se fait encore ressentir.
✔︎ Un besoin émerge du manque d’informations accessibles. Une structure du type « bureau unique » pourrait orienter vers les acteurs les plus adaptés aux problèmes spécifiques des uns et des autres en constituant une plateforme ressource en renseignements de « premiers secours ». Souvent en effet, l’information paraît segmentée et la multiplication des démarches décourage.

LES RELATIONS TENDUES AVEC LES FORCES DE L’ORDRE

Sur ce sujet polémique, de nombreux textes, incluant nombre de témoignages, sont présents sur le site de La Forge (www.laforge.org). Est surtout noté le contraste entre ce que fut la police il y a quelques décennies et ses modes d’intervention d’aujourd’hui.

• On relève des souvenirs qui apparaissent comme lointains désormais, tels ces policiers participant avec des jeunes du quartier à des parties de football.
• La police de proximité semble relever des images d’antan. N’interviennent plus souvent que des équipes de maintien de l’ordre fortement armées, composées de jeunes fonctionnaires, souvent peu préparés à réagir avec pondération et psychologie.
• Le manque d’éducateurs de rue produit lui-aussi des effets très négatifs. L’absence de référents, mais également de communication génère une culture de rue qui n’a plus qu’elle-même en vis-à-vis.
Les coûts d’entretien de cette police spectaculaire et peu efficace sur le fond sont décriés.
• On note encore un contraste entre le comportement des gendarmes et l’attitude de certains policiers. S’installe progressivement la conviction d’une détestation de la part de ces policiers.

Ceci pour ne s’en tenir qu’aux aspects évoqués dans le cadre du seul cahier de doléances…
Dans l’espoir d’une République à l’écoute.

Christophe Baticle / Travailleur intellectuel / Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales / Équipes de recherche « Habiter » & UMR-CNRS CURAPP / Université de Picardie Jules Verne, Amiens

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle
La Forge