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Démarche : Habiter la nature

Cahier de Doléances

[- Troisième Rassemblement d’Habiter la nature, dans le Jardin de Maryse à Molliens-au-Bois, le dimanche 4 juin 2023. Écrit de Christophe Baticle :

Et si on relisait Descartes ?
· Retrouver du collectif à partir de l’individuel
· La divergence de vue au concret ☚ (recommandé) -]

[ Le terrain ouvert à Molliens-au-Bois touche peut-être à sa fin, après de nombreux mois à réfléchir à cet habiter dans un village rural du Nord-amiénois. C’est pourquoi on trouvera ci-dessous un texte qui cherche à synthétiser le nœud auquel il nous confronte de notre point de vue : la discussion contemporaine de la rationalité, au risque d’un spiritualisme qui ne dirait pas son nom. L’occasion en a été donnée par un échange dans le cadre d’une table de doléances, ouverte pendant les dernières festivités proposées par le Collectif La Forge. ]

Et si on relisait Descartes ?

« Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

René Descartes, Discours de la méthode, selon le texte établi par Victor Cousin, éditions Levrault, 1824, tome I, sixième partie.

            Ce dimanche 4 juin 2023, le collectif La Forge fête lesdites Alouettes, son investigation sur le thème « Habiter la nature ». La notion de nature, même si elle est de plus en plus discutée[1], se trouve au cœur des questionnements contemporains, aux premiers rangs desquels le changement climatique et la diminution drastique de la biodiversité. Concernant Habiter maintenant, c’est à la fois une thématique développée par plusieurs laboratoires de recherche en France, comme l’équipe 4287 de l’Université de Picardie Jules Verne, à Amiens, intitulée « Habiter le Monde », mais c’est également un concept de plus en plus prisé pour exprimer un nouveau paradigme scientifique : la condition terrestre des humains. Et effectivement, depuis que les menaces environnementales ont pris la première place (au moins verbalement) dans l’agenda de nos sociétés dites développées, il est devenu difficile d’écouter une radio, de regarder une télévision sans se voir rappeler que l’épée de Damoclès glisse chaque jour un peu plus sur nos têtes. Au cœur de toutes les critiques, l’humanité, fauteuse de tous les troubles contemporains. Responsable désigné : la modernité et son usage de la rationalité cartésienne. Certes, c’est faire un procès fallacieux au philosophe au cœur de cette accusation en règle. René Descartes a pourtant bien écrit la phrase tant décriée mise en exergue, mais on a eu tôt fait de le rendre coupable de tous les maux de la terre. Aussi nombreux sont ses accusateurs que se font rares ses lecteurs. Car dans les lignes qui suivent ce programme, Descartes précise la finalité de son projet :

« Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[2]

            Ainsi donc, le philosophe du malheur humain avait pour ambition la santé et de rendre l’Homme plus sage. Voilà une perspective qui modifie sensiblement le regard que l’on peut porter sur son discours… Mais rien n’y fait, les diatribes succédant aux polémiques, toujours plus violentes. Pour pacifier la situation et sortir de la caverne de la raison qui nous aurait enfermés dans l’aveuglement, un autre philosophe, très en vogue celui-là, propose le retour aux cahiers de doléances pour retrouver l’harmonie avec la nature. Bruno Latour a d’ailleurs tenté de mettre en application son idée révolutionnaire[3] lors de conférences[4], peu convaincantes pour dire vrai.

            Mais chiche comme on dit quand on est enfant. Testons cette méthode, car c’en est bien une. D’où cette proposition de participation aux festivités forgeronnes : ouvrir une table de doléances, mais certainement pas pour faire émerger des solutions faciles, consensuelles de la nouvelle « classe écologique » appelée à advenir par le philosophe. Au contraire, il s’agira de plonger au cœur de la vie villageoise, dans ses conflits intrinsèques pour que le droit à s’exprimer puisse aussi se faire dans la controverse et ainsi donner la parole à ceux qui ne sont pas à la tribune. En somme, une sorte d’éloge à la démarche de La Forge depuis ses origines.

Concert en plein-air, lors de la fête

Photo C. Baticle

Retrouver du collectif à partir de l’individuel

            La justification de ce projet de cahier de doléances se trouva initialement dans une conviction éprouvée : le conflit, quand il ne s’agit pas de guerres ou de génocides bien évidemment, a une valeur heuristique irremplaçable. Autrement dit, la controverse fait jaillir du magma des mots fleuris une connaissance véritable quant aux enjeux qui animent les acteurs du conflit. Sans cela, le débat en reste généralement à des présentations de façade[5]. Plutôt donc que de faire taire le conflit au nom de la sempiternelle « harmonie », bien illusoire, donnons-lui toute sa place pour que les dindons de la farce ne soient pas toujours les mêmes. Plus encore, la résolution d’un différend ne peut se faire véritablement que si les intérêts en jeu, et surtout les non-dits, se sont retrouvés mis sur la table. Or, c’est le conflit explicite qui permet de les rendre visibles. C’est un peu ce que l’on pourrait reprocher au concept Habiter, qui laisse peu de place à cette conflictualité.

            Si l’on retient la problématique environnementale, force est de constater que les exemples sont légion. La plupart du temps les mesures proposées pour solutionner le gigantisme des défis posés se limitent à de « petits gestes », comme par hasard individuels. Olivier Véran en a donné une illustration presque caricaturale en 2022, alors qu’il était le porte-parole du premier gouvernement Borne. Le propos est simple au fond : face au réchauffement climatique, chacune et chacun peut agir et se payer une bonne conscience à peu de frais[6]. Fermer le robinet entre deux rinçages de dents, éteindre les veilleuses de nos appareils domestiques, préférer le covoiturage… certes, mais d’après certains calculs réalisés au niveau mondial, une centaine de très grandes entreprises produisent à elles seules quelques 70% de toute la pollution terrestre d’une année. On pourra toujours discuter, et c’est heureux, le résultat de cette évaluation et la peaufiner en 69% ou 71%, reste que l’énormité des chiffres nous éloigne de la responsabilité individuelle. Et c’est peut-être là la finalité du discours individualisant : nous faire ressentir dans notre for intérieur notre culpabilité, à nous, petites fourmis au pouvoir de géant si nous voulions bien nous unir dans une belle et saine sobriété, le mot-clé désormais. C’est pourtant faire fi de la réalité : même dans un pays comme la France, bien des ménages restreignent leur consommation par obligation. Et quand cette consommation intervient, ce n’est pas toujours parce qu’elle est choisie. Un agriculteur le sait pertinemment, on ne change pas son tracteur parce qu’il est usé. Et si tant est que nous le fassions, cela n’aurait hélas que peu d’impact.

Dans le même style de pensée individualisante, l’agriculteur-philosophe Pierre Rabhi nous avait offert la fable du colibri face à l’incendie, tout aussi pétrie, si l’on y réfléchit bien, de cette morale de l’empowerment qui fait les bonnes consciences. Rappelons la fable apparemment inspirée d’une légende amérindienne : un jour les animaux de la forêt en feu se sentirent découragés par la vigueur de l’incendie, hors de contrôle. Seul le frêle colibri, un oiseau qui n’aurait pas inspiré la société Canadair comme le fit le pélican, persistait à prendre quelques gouttes d’eau dans son minuscule bec pour les faire tomber sur le brasier. Nul doute qu’elles étaient évaporées avant d’atteindre leur cible, mais le courageux pompier volontaire continuait inlassablement. Devant tant de dévouement dépensé en pure perte, le tatou qui l’observait lui fit remarquer son inutile obstination. Alors, nous dit Rabhi, le colibri en philosophe averti répliqua qu’il en avait pleinement conscience, mais qu’il prenait sa part dans le travail d’extinction, toute modeste que fut sa contribution. Moralité : nous pouvons toutes et tous agir à notre hauteur, fusse-t-elle celle d’un colibri. Cette histoire a sans nulle doute quelque-chose de donquichottesque, dans son idéalisme poussé à l’extrême. Elle ne dit pas hélas si l’incendie, devant tant de fanatisme, décida de cesser ses ravages. L’animisme ambiant aidant, ce ne serait pas si étonnant qu’on y croit.

            En résumé, soyons des colibris afin de ne pas céder au désespoir et les pyromanes ne s’en porteront pas plus mal…

            Une autre motivation puisait dans cette tendance très contemporaine de nos sociétés à « jeter le bébé avec l’eau du bain », en passant d’un extrême à un autre. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais René Descartes (1596-1650) qui avait ainsi été élevé au pinacle des siècles durant, tel un héros de la modernité, est désormais livré à la vindicte sans autre forme de procès, avec la même énergie. Les excès d’une nature industrialisée, il en serait à l’origine en ayant justifié ce programme. On oublie par là même que dans l’expression « comme maîtres et possesseurs de la nature », il y a toute la démarche méthodologique du philosophe que résume ce « comme ». Descartes ne propose rien de plus que de démystifier la nature, donc de la sortir des mystères de la création, alors chère au crédo chrétien. La naturalité des choses terrestres ne relèverait plus d’explications magiques, mais d’une compréhension maîtrisée. On a en effet omis de notre critique actuelle la peur qu’inspirait le déchaînement des violences naturelles pour les contemporains de Descartes. En 1637, lorsque qu’est publié pour la première fois le Discours de la méthode, le terrible tremblement de terre qui ravagea Lisbonne n’est pas encore dans toutes les mémoires. Il interviendra en 1755 et marquera fortement Voltaire[7], comme toute l’époque qui s’en suivit. Toutefois, d’autres évènements cataclysmiques avaient désespéré ce petit bipède qu’est l’humain[8]. On les appelait alors « fléaux » et ils n’étaient rien d’autre que des châtiments voulus par le divin. Avec l’émergence de nouveaux risques, nés de l’action industrielle, un retournement de perspective s’est produit progressivement tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Il a pour noms Hiroshima, napalme, glyphosate… En conséquence, de menace permanente autant que de nécessité vitale, la nature a vu son statut se transformer en vertu cardinale. Ce qui est naturel devient synonyme de bon et à l’opposé toute artificialisation serait mauvaise… par nature.

            On l’aura compris, l’objectif de ce texte consiste à exercer le regard critique propre aux sciences sociales et sur lequel ces disciplines se sont fondées : remettre en question les fausses évidences qui ont cours dans une société donnée. Or, ces évidences ont changé depuis une vingtaine d’années, au moins pour ce qui concerne le monde occidental. Les scientifiques qui se pensaient à la pointe de la critique ont fini par établir une nouvelle doxa : Gaia, la Pachamama, la terre-mère est en passe de devenir une nouvelle entité spirituelle. Le meilleur exemple de ce glissement tient dans la notion qui voudrait résumer toute la problématique du moment : l’anthropocène. Certains auteurs en contestent pourtant la pertinence et avancent que dans une société toujours organisée sur un principe classiste (soit la structuration des relations autour de classes sociales hiérarchisées), cette globalisation autour d’un humain fondu dans la masse a quelque-chose d’incongru. Ne s’agirait-il pas plutôt d’un capitalocène, interrogent-ils ? Et chaque courant de pensée d’y aller de sa proposition : andro-capitalocène pour les féministes, urbanocène chez les détracteurs de la ville, plantationocène pour les théories souhaitant plutôt mettre en avant le passage à une économie esclavagiste (avec l’introduction des grandes plantations dans les Amériques). La liste n’est pas exhaustive, loin s’en faut.

            Dans cette compétition théorique, le capitalocène détient un avantage non négligeable : il explique tant le réchauffement climatique que la rétraction de la biodiversité. À titre d’exemple, pour maîtriser le marché des semences il était nécessaire aux grands groupes d’en limiter la diversité. On racheta de la sorte la concurrence potentielle, rendant les cultivateurs dépendants de leur fournisseur. Du côté des terres, le foncier n’était plus destiné qu’à n’être qu’un simple support, ce qui offrait l’avantage de vendre des intrants identiques pour tous les terroirs. On le voit, la révolution néolithique ne peut pas, à elle seule, expliquer le bilan dégradé de la biodiversité. Il fallait qu’un processus industriel y trouve avantage pour que le sol devienne aussi peu propice à cette diversité biologique. Quant aux mégalopoles, elles furent d’abord la conséquence du processus de concentration des moyens de production. Du côté des gaz à effet de serre maintenant, le constat est encore plus évident : sans l’industrialisation capitalistique leurs quantités dans l’atmosphère n’auraient jamais atteint les niveaux délétères auxquels nous sommes confrontés. Et si l’Union soviétique s’est lancée dans la course à l’industrie, c’est que le passage par un stade industriel était considéré comme un prérequis pour établir toute autre forme société ; ceci avant le renoncement stalinien au socialisme tout court.

            Voici le cadre résumé : éviter les effets de balancier qui retournent les perspectives comme des crêpes, se rappeler des douleurs anciennes pour comprendre les actions menées afin de les réduire et ne pas idéaliser l’herbe plus verte chez le voisin lointain autochtone[9]. Ne pas pour autant revenir au conformisme d’une suprématie évolutionniste qui feraient e nos sociétés le stade le plus « avancé » d’une évolution linéaire, mais entendre dans les remarques du cahier de doléances tous les enjeux locaux qui révèlent une histoire collective.

☛ La divergence de vue au concret

            Notre interlocuteur a pour avantage d’être loquace et bon connaisseur du lieu dont il fut l’un des édiles. Il s’y est installé jeune, aux alentours de ses trente ans et y a bâti sa maison. Volontaire pour s’exprimer, il a bien des choses à dire depuis ses presque cinquante années de présence à Molliens. Le premier point sur lequel il attire notre attention nous plonge dans la concrétude : le cadre où nous nous trouvons. En effet, le jardin de Maryse tendra, dans un avenir proche, à devenir une incongruité. Quelques vingt ares, en plein village, non urbanisés et laissés aux soins de la jardinière experte, il y aura de quoi surprendre les observateurs du futur. La tendance actuelle consiste au contraire à « remplir les dents creuses », afin de lutter contre l’étalement urbanistique, y compris et peut-être surtout en zone rurale. Rendre l’espace à la nature, c’est l’objectif prioritaire affiché par les institutions publiques. Ici, ladite « dent creuse » s’explique par le fait qu’il s’agissait d’une pâture dont Maryse a hérité. Sans cela, probablement qu’on y trouverait plusieurs maisons. Cette première remarque est judicieuse en elle-même, mais aussi en ce qu’elle permet de soulever de nombreuses contradictions. L’espace arboré et fleuri du jardin se trouve justement consacré à la nature et les papillons ne paraissent pas s’en plaindre, ni les oiseaux qui y trouvent un gîte favorable. Aussi, le bénéfice à l’urbaniser pour réduire l’impact à la périphérie du village est discutable. Il n’est pas certain que la campagne cultivée y soit plus riche en biodiversité. Et puis que dire alors des parcs urbains ? Faudrait-il les supprimer au profit d’une densification pour éviter l’extension des agglomérations ? Le problème n’est pas simple.

Le jardin de Maryse

Photo : C. Baticle

            Lui dispose de 3 000 mètres carrés, c’est beaucoup, mais ce n’était pas rare lorsque son père a acheté le terrain, aujourd’hui arboré. Ce qui l’interpelle le plus chez les néo-ruraux du village, c’est l’absence d’arbres dans leurs propriétés. Le plus couramment, on y trouve un pavillon entouré de toutes pars par du gazon, mais point trop de plantations. Ça lui apparaît comme antinomique avec la conception qu’il se fait de la ruralité. Avoir du terrain sans y planter et y récolter des fruits, comme limiter la surface environnant la maison à une mise à distance du voisinage. Il s’étonne encore qu’on le mette en garde contre les risques encourus par ce hêtre devenu volumineux à proximité de son habitation. Ne devrait-il pas le couper pour éloigner ces risques ? Mais un arbre n’est pas un banzaï et tout arbre est destiné à grandir et à grossir. Faut-il alors vouloir tout contrôler ?

            Plus globalement, c’est la forme pavillonnaire qui n’a plus le vent en poupe dans le monde vu sous le prisme de l’anthropocène. L’Homme doit en effet s’y faire discret, à l’opposé donc de la propriété d’une maison individuelle au milieu de sa parcelle de gazon. Pour assurer la sécurité alimentaire, il conviendrait de laisser la terre à la production agricole. Les représentants de la profession le disent avec force, nous perdons en France l’équivalent d’un département par décennie. Ceci étant ce sont souvent des agriculteurs ou d’anciens agriculteurs qui vendent…

            La sécurité, justement, constitue un autre sujet de plus en plus présent, même dans ces petites localités à l’apparence tranquille. Jean-Pierre s’étonne ainsi de ces natifs de Molliens-au-Bois qui s’entourent de hauts murets. Sont-ils des protections contre les intrusions ou leur présence s’expliquerait-elle davantage par des regards jugés intrusifs ? Peut-être les deux si on en juge les projets municipaux d’installer la vidéosurveillance dans les villages. Il s’interroge alors : quels évènements délinquants justifient de telles intentions sécuritaires ? Visiblement cette commune n’a pas eu à pâtir d’une augmentation des actes délictueux. Serait-ce alors notre niveau d’acceptation des écarts qui serait en cause ? Si on écoute bien le propos, la sécurisation tous azimuts est un fil conducteur qui peut prendre des chemins très variés. Les ralentisseurs par exemple et tous les dispositifs en chicanes destinés à ralentir la circulation ont connu un succès certain ces dernières années. Molliens a les siens. Il est également question de modifier un giratoire. Mais là encore ce dernier ne paraît pas accidentogène.

En fin de compte, ce qui chagrine notre interlocuteur, c’est le retrait d’une culture de l’interconnaissance qui était la marque du rural. Parce qu’on se connaissait et qu’on se parlait, des formes d’institutionnalisation comme « Voisins vigilants » n’étaient pas nécessaires pour que chacun s’inquiète de son entourage immédiat.

            La trame qui a structuré cet échange est assez simple à percevoir : on pourrait l’appeler le changement et les perturbations que pose ce dernier quand il affecte la culture du lieu. Jean-Pierre fait désormais partie de la mémoire du local, ce que ne dément pas d’ailleurs la profession qui fut la sienne : enseignant. Il dit à ce propos être mu par la volonté de transmettre. Mais transmettre à qui ? « Il n’y a pas de demande », pas plus que de bulletin municipal pour inclure des articles qui rendraient écrite les souvenirs anciens d’un passé révolu. S’exprimer très librement avec les habitants de la commune (« même intimement ») ne va plus de soi. Les modes de sociabilité se sont transformés, passant par des réseaux informels et informatiques, distants en un mot.

            En même temps revient cette fameuse « mentalité picarde », toujours très présente lors des entretiens. Le Picard est réputé fidèle en amitié, mais celle-ci reste chez lui difficile à conquérir. On comprendrait ainsi mieux la difficulté des habitants à s’insérer lorsqu’ils sont regroupés en zones pavillonnaires. C’est le cas à Molliens, bien que les différences puissent être autant culturelles qu’inscrites dans l’espace. Norbert Élias et John L. Scotson avaient néanmoins bien montré combien la segmentation résidentielle pouvait participer à produire ce sentiment de différence[10]. S’agirait-il encore de savoir si le commérage[11] à Molliens est le révélateur d’une cohésion du groupe autochtone, si toujours on suivait Élias. Ce dernier nous a effectivement révélé que ce vilain mot n’était pas à considérer sous un angle exclusivement négatif. Qu’est-ce que le commérage en somme ? Élias nous dit tout d’abord qu’il peut être négatif comme positif. Commérer n’est pas seulement « dire du mal », mais consiste à parler sur les membres du groupe, pour décrier certains comportements certes, mais aussi pour en glorifier d’autres. Par déduction donc, le commérage exprime les valeurs du groupe et plus vivace il est, mieux la cohésion du groupe se porte.

Une illustration avec cette proposition de poulailler qui fut suggérée au regroupement scolaire de Rainneville, alors que Jean-Pierre était encore élu. C’était bel et bien un projet pédagogique impliquant un rapport spécifique à l’animalité, autrement appelé élevage. Il aurait permis aux élèves du primaire de comprendre que les œufs ne viennent pas au monde dans des emballages en carton de 6, 10 ou 12 exemplaires, que leur consommation exige un entretien, qu’une poule n’est ni foncièrement « gentille » et pas davantage naturellement « méchante », qu’enfin le renard ou la fouine en font aussi leur garde-manger. Mais c’était encore un projet dont la dimension culturelle apparaît clairement. Élever des poules c’est ainsi entrer dans une forme de naturalité anthropocentrée, où les besoins humains sont de fait au centre. On n’a pas de difficulté à imaginer les réactions d’un mouvement animaliste qui dénoncerait probablement là la captivité et même l’exploitation animale.

            Par-là, nous en revenons à notre point de départ : Descartes et les reproches, nombreux, qui lui sont faits aujourd’hui, à commencer par sa conception de l’animal-machine. Le philosophe voyait alors autour de lui se développer les poupées mécaniques et avait imaginé les animaux pouvoir répondre à une définition presque purement mécanique de leur comportement. Les « bêtes » auraient alors réagi à des stimuli comme l’auraient fait des machines. C’était à l’évidence très excessif et les recherches éthologiques contemporaines le montrent bien : l’animal apprend et se transforme. Ceci étant, on oublie une nouvelle fois de considérer les nuances de Descartes, lequel différencie l’animal de la machine sur deux points fondamentaux : il est vivant et il a des sentiments.

            Exploiter ou ne pas exploiter l’animalité et dans quelles conditions ? Ces questions travaillent nos sociétés, mais sans jamais quitter le domaine de la morale. Les arguments qui nous font dire que les qualités proprioceptives, émotionnelles et finalement la forme d’intelligence de telle ou telle espèce interdiraient tel ou tel type d’exploitation, sont au cœur des critiques. Est-ce à dire que la sociologie serait immorale, qu’elle refuserait de distinguer entre un « bien » et un « mal » ? Plus précisément, la forme de sociologie que nous avons cherché à développer ici correspondrait à de l’amoralité méthodologique. Par souci de ne pas faire entrer dans le raisonnement les valeurs en vigueur, ici et maintenant, nous avons visé à les mettre en suspens, sans les ignorer, mais en les relativisant.

            Et en somme, pendant cette table des doléances, nous avons bien comméré et c’est « normal », si l’on accepte avec ce terme l’idée que les normes n’existent qu’en se confrontant les unes aux autres. L’échange s’est fait sur le principe de l’énonciation libre, sans jugement de valeur, mais en tentant à chaque fois de recontextualiser le propos. Un dernier remerciement à Jean-Pierre. Si nous pouvions nous en douter, il confirme bien que notre groupe de pilotage, dans le village, s’avère sociologiquement typé. Il correspond à une forme d’habiter inscrit dans ce que l’on pourrait assimiler à une autochtonie locale.

Christophe Baticle
MCF en sociologie
Aix-Marseille Université
Laboratoire Population, Environnement, Développement (LPED)
Associé au laboratoire Habiter le Monde (Université de Picardie Jules Verne, Amiens)


[1] Cf. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Parsi, Gallimard, 2005, coll. Bibliothèque des sciences humaines.

[2] C’est nous qui relevons.

[3] « Les nouveaux cahiers de doléances. À la recherche de l’hétéronomie politique », in Esprit, mars 2019.

[4] Voir http://s-o-c.fr/index.php/2018/05/22/nouveaux-cahiers-de-doleances-20-mai-2018/

[5] Cf. Georg Simmel, Le conflit, Belval (88), Circé, 1995 [première édition allemande en 1908].

[6] Voir le Mercredito (l’édito du mercredi) proposé par Daniel Mermet sur la chaîne en ligne Là-bas si j’y suis, le 21 septembre 2022 : « Éco-anxiété, petits gestes et gros mensonges ». En ligne : https://la-bas.org/la-bas-magazine/chroniques/le-mercredito-11-eco-anxiete-petits-gestes-et-gros-mensonges

[7] Voir Candide ou l’optimisme, Genève, éditions Gabriel Cramer, 1759.

[8] Cf. René Favier, « Les hommes et la catastrophe dans la France du XVIIe siècle », in J. Montemayor. Les sociétés anglaises, espagnoles et françaises au XVIIe siècle, Ellipses, 2006, pages 263 à 274.

[9] Cf. Laurence Boutinot, Christophe Baticle, « Les « Pygmées » peuvent-ils se payer de mots ? À propos d’une tendance nominaliste qui cache la forêt concrète », à paraître dans l’ouvrage Faire avancer la reconnaissance des Peuples autochtones forestiers du Cameroun: Hommage au professeur Godefroy Ngima Mawoung,, sous la coordination de Bernard Aristide Bitouga, Armand Leka Essomba et Patrice Bigombe Logo.

[10] In Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997 [première édition en anglais en 1965].

[11] Cf. Norbert Élias, « Remarques sur le commérage » (traduit et introduit par Francine Muel-Dreyfus), in Actes de la recherche en sciences sociales, n°60, 1985, pages 23 à 29.

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle

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