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Démarche : Habiter un bord de monde

LE BEAU, LE BON, LE « VRAI »

[- Texte de Christophe Baticle issu de la table ronde organisée par la Ligue des Droits de l’Homme et le collectif Palestine en résistances, autour du livre Un bord de monde. Le 29 janvier 2022, au Théâtre du Merlan, Marseille -]

Difficultés dans le dia-logue entre sciences sociales, arts et militance

« Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot « complexus », « ce qui est tissé ensemble ». Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. »

Édgard Morin : « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n°2, 1995.

            Il n’est pas toujours aisé de mettre en place un dialogue entre activités qui, à tort ou à raison, prétendent produire de la signification quant à la réalité, visent à informer ce monde de plus en plus complexe dans lequel nous nous débattons chaque jour[1], ou encore entendent lutter contre l’obscurantisme. Le mouvement des dites Lumières a justement cherché à remettre en question les vérités indiscutables sur lesquelles s’appuient encore trop de mouvements sectaires et peu ouverts à la discussion quant à leurs préceptes. Or, et Ali Aït Abdelmalek le rappelle[2], c’est pourtant la vocation des sciences, mais encore parfois un rôle qu’endossent les artistes. Il est donc indispensable, pour penser la complexité, de rechercher l’interdisciplinarité. Ce n’est pas là une sinécure, y compris entre les seules disciplines scientifiques, qui n’ont pas toujours les mêmes définitions des termes qu’elles emploient pourtant comme des concepts. Mais que dire de l’échange lorsqu’il met autour de la table sciences et arts ou si l’on préfère arts et sciences. Allons plus loin en ajoutant à ce dia-logue cette part de la société civile qui s’engage dans une cause et que l’on dénomme parfois les « militants ».

            C’est autour de ce questionnement que nous nous donnons ici la possibilité de proposer un point de vue, un parmi d’autres. Historiquement le beau fut le centre d’intérêt privilégié de l’artiste, quand le militant se maintient, hier comme aujourd’hui, dans l’établissement souhaité du bon, voire du juste. Quant au scientifique, et d’autant plus en sciences sociales, il se trouve souvent très mal à l’aise avec tout ce qui pourrait se rapprocher d’une définition normative et déshistoricisée de toute notion, valable pour lui ici et maintenant, donc de façon circonstanciée.

UN SUJET ÉPINEUX : la Palestine

« Les propos des chercheurs sont des récits parmi tant d’autres. Pour qu’ils deviennent mythiques il faut qu’ils correspondent aux attentes du milieu. »

Voici comment l’anthropologue Sergio Dalla Bernardina résume sa prochaine intervention pour le séminaire « Ruralités contemporaines en question(s) »[3], où il sera question de son ouvrage La langue des bois[4]. Un livre où il rapproche anthropologie, sociologie et psychanalyse, s’interrogeant sur les motivations inconscientes qui poussent différentes catégories d’acteurs à capter les ressources naturelles. Mais son regard critique, s’il s’adresse aux chasseurs, n’oublie pas pour autant ceux qui se présentent comme les défenseurs de la nature, car les uns et les autres s’accaparent tout autant la légitimité de pouvoir jouir de cette nature : réservations de chasse versus réserves naturelles en quelque sorte. Alors, se questionne-t-il, que peut-on dire de ces désirs tus sans être immédiatement placé dans le registre des propos inaudibles, tabous ? En effet, cette approche n’a pas vraiment rencontré la réception qu’on aurait pu en attendre dans les milieux académiques, alors même que les relations à l’animalité occupent de plus en plus de chercheurs et de manifestations scientifiques. En reprenant l’idée de la « Comédie de l’innocence », il montre pourtant que ce dispositif psychologique et social est bien à l’œuvre. En adoptant des comportements stéréotypés, comme le fait de rendre hommage à l’animal tué ou au contraire en condamnant les tueurs, chaque partie en présence se couvre de lauriers et rejette l’adversaire dans une humanité peu fréquentable.

            Les sujets qui procèdent à l’identique sont nombreux, à commencer par celui qui nous intéresse, la « question palestinienne ». Pour elle, le théâtre des opérations n’est pas uniquement situé le long du mur de séparation, appelé « Barrière de sécurité » en Israël. In situ les armes parlent et tuent, mais ailleurs dans le monde on se bat également pour faire valoir son point de vue, plus qu’on ne débat bien souvent. Comment se décaler afin de voir la réalité sous un autre angle ?

            À la sortie de son dernier ouvrage, qui porte sur les camps de réfugiés palestiniens en Cisjordanie[5], le Collectif La Forge a été sollicité par différentes structures qui ont souhaité des présentations variées dans leurs formes. Ce fut le cas à Compiègne, dans l’Oise, et plus récemment à Montpellier, puis Marseille. Dans tous ces cas de figure le public était acquis à la cause de cette population déchue de ses droits. L’association « La Carmagnole de Montpellier » comptait dans ses rangs des militants, mais c’est surtout à Marseille que le public réuni par la Ligue des Droits de l’Homme et le Collectif Palestine en Résistances se révélait le plus en pointe pour porter la parole d’un « peuple sans véritable territoire », pour reprendre un propos tenu en aparté.

            Pourquoi alors ne pas avoir surfé sur un succès garanti par avance ? Quel intérêt de préciser, par exemple, que si les femmes occupent un rôle non négligeable (ô combien) dans la vie des camps, ce n’est pas tant par une prétendue nature féminine, qui serait spontanément tournée vers le Care, mais plus sûrement parce que l’institution familiale, à laquelle elles sont dévolues, est restée le seul pilier véritablement solide de la société palestinienne. Si l’on suit d’ailleurs Stéphanie Latte Abdallah, c’est là l’unique institution sociale digne de ce nom[6].

Probablement parce que le passage via l’université génère cet habitus, comme dirait Pierre Bourdieu[7], qui pousse à rechercher dans le sens le moins évident de l’explication. Par ce terme, le sociologue n’entendait pas seulement quelque-chose comme un réflexe proche des habitudes, mais un véritable conditionnement social apte à générer des attitudes devant l’inattendu. L’habitus, c’est ainsi cette voix qui parle en nous sans qu’elle y ait été invitée, une réponse prévisible devant la question imprévisible. Il n’y a donc pas à se surprendre qu’un chercheur en sciences sociales reste dubitatif à l’idée qu’un genre ou un autre n’ait un comportement en grande partie objectivable par quelque motif moins altruiste qu’il n’y paraît au premier abord. Les femmes palestiniennes subissent plus que toutes autres la pression de faire tenir debout la famille : non seulement les autres institutions pouvant contribuer à cet état de fait sont ici absentes, mais encore les hommes sont très nombreux à être revenus psychologiquement abîmés des geôles israéliennes. Or, les emprisonnements ont concerné une part conséquente d’entre eux, et de retour dans leurs foyers ils sont souvent en décalage complet avec la vie qui s’est poursuivie pendant leur absence forcée. Ne pas cacher la part contrainte du « don de soi » est ainsi partie prenante de l’éthique dans la recherche, ce que Bourdieu appelait un ethos académique.

LA BONNE ANTÉRIORITÉ : un principe d’autochtonie qui ne dit pas son nom ?

            Lors du débat qui a clôturé la journée marseillaise sont ressortis, à mon sens, deux traits saillants. En premier lieu, un argument légitimant la cause palestinienne sous-tendu par une justification de l’ordre des principes de l’autochtonie et secundo un plaidoyer en faveur de la beauté de cette vie qui perdure, malgré tout, dans les camps de réfugiés. Ces aspects, à eux seuls, illustrent bien la difficulté à laquelle se confronte la démarche scientifique lorsqu’elle se décloisonne pour s’ouvrir au dialogue avec les artistes et les militants.

            Ce cheminement est déjà bien avancé et il n’y a plus désormais une semaine sans que ne tombe une annonce de séminaire, de journée d’étude ou de colloque qui sera le théâtre d’un échange avec les arts et/ou la société civile. En un sens, les sciences se sont « indisciplinées ». C’est heureux parce qu’à minima cela nous oblige, scientifiques, à trouver des formulations moins ésotériques à celles que nos seuls collègues comprenaient, quand ce n’étaient pas les rares spécialistes d’un champ très circonscrit de recherches. Dans le même sens, les organisations professionnelles, comme l’Association Française de Sociologie (AFS), ont mis sur pied des chartes de comportement afin d’assurer le respect des « enquêtés ».

            Toujours est-il que si ce respect dû, et y compris au public qui entend les restitutions des travaux, constitue un point positif, il serait dommageable qu’il se concrétise par une autocensure. En cela, il me paraissait nécessaire de préciser que certes l’identification à l’entité palestinienne (même disloquée sur un plan territorial) restait bien vivace, pour autant elle devait son élan initial à la négation dont la Palestine avait fait l’objet dès les premières heures de sa courte existence virtuelle. En effet, lorsque se profile la décolonisation par l’Empire britannique, naît l’espoir d’une Palestine en tant qu’État, doté de l’indépendance qui échoit à un tel mode de gouvernance.

            Néanmoins, l’espoir aura été de courte durée. Quand intervient la déclaration unilatérale de création d’Israël, le 1er mai 1948, les différents plans de partage qui se sont succédés ont déjà tous été rejetés. Or, ils concernaient l’emprise territoriale du mandat britannique sur la Palestine ainsi découpée à la suite du démantèlement de l’Empire ottoman. C’est-à-dire que pour se penser en autonomes, les habitants de cet espace ont été invités à le faire dans cette circonscription et uniquement dans celle-ci. Lorsque la victoire du tout jeune État israélien devient un fait établi, les pays environnants ont consolidé ces frontières en se retranchant derrière les leurs.

En partant de l’hypothèse que le processus de décolonisation aurait pu être pensé différemment, par exemple à l’échelle du Proche-Orient sous tutelle anglaise, on peut imaginer que les revendications territoriales en auraient été modifiées dans leurs contours. C’est d’ailleurs le calcul que firent les mouvements sionistes, prévoyant (en se trompant) que les Arabes palestiniens déplacés se fondraient dans les populations arabes environnantes. Il n’en fut rien, tout au contraire, puisque sitôt découpé et donc amputé, le territoire colonial imposé devint l’espace auquel on pouvait se référer comme une projection pour l’avenir.

            Cette analyse n’est cependant pas du goût de tous dans la salle du théâtre qui accueille le débat de ce samedi soir, un 29 janvier. Une voix se fait entendre pour estimer qu’une conscience palestinienne existait bien avant 1948. Une conscience arabe certes, c’est l’avis de l’historienne Sandrine Mansour[8], mais la construction d’une Palestine-nation, dans les esprits, relève davantage du processus long et nous pensons pouvoir en situer l’acte fondateur à ce cadre fixé par l’aire du découpage, soit le mandat britannique[9].

            Pour notre détracteur, au contraire, la revendication pour un État palestinien était déjà une réponse à la déclaration Balfour de 1917 en faveur d’un foyer juif sur son mandat. Déclaration dans laquelle le secrétaire d’État aux Affaires étrangères (the Foreign Secretary), se déclarait donc pour une telle option. De plus, il n’est (toujours selon lui) pas possible d’imaginer une naissance aussi tardive quand on connaît l’histoire ancienne du territoire, notamment l’antériorité de la présence des Philistins dans la région. Ces derniers ayant donné leur nom à la Palestine, c’est bien la question des premiers habitants qui est ici soulevée.

            Cette contestation a ceci d’intéressant qu’elle révèle le soubassement historique du raisonnement : la conscience palestinienne moderne ne peut pas naître autour des années qui entourent la négation d’une Palestine qui aurait tiré son emprise spatiale de la colonie anglaise. Ce serait laisser la part belle à la version sioniste, pour laquelle les Juifs furent les premiers occupants de la région.

            Mais à vrai dire où nous amènerait une discussion qui tournerait autour des primo-arrivants, si ce n’est au vieux principe d’autochtonie. Or, il y a fort à parier que ceux qui défendent aujourd’hui cette version d’une antériorité palestinienne sont les mêmes qui décrient de semblables arguments quand ils prennent la forme de « nos ancêtres les Gaulois ». Et à juste titre, puisque les ancêtres des Français d’aujourd’hui ne sont pas plus gaulois que les ancêtres des actuels Palestiniens seraient les Philistins. Bien des brassages ont eu lieu entre les premiers et nos contemporains. L’expansion arabe a également passablement transformé les données démographiques au Proche-Orient. Mais on le voit, quand il s’agit de justifier la légitimité des « bons », le recours à l’histoire, voire mieux à l’archéologie, fonctionne comme un schème mental auquel on a classiquement recours.

            Enfin, est-ce l’antériorité qui assure une légitimité à être là où l’on est, avec les droits humains minimaux que tout-un-chacun doit se voir assurer ? Si même la Palestine naissait demain sous la forme de l’ancienne colonie anglaise, le problème des droits des Juifs présents sur le territoire ne resterait-il pas entier ? L’impasse est palpable.

CONCLUSION : et le beau ?

            Une autre intervention, en faveur cette fois des autres présentations de la soirée, aura concerné la question du beau. Dans l’auditoire une voix remercie Olivia Gay, photographe du Collectif La Forge, pour avoir su montrer cette beauté. On retrouve d’ailleurs ce propos sur une des fiches cartonnées remises à la cinquantaine de personnes présentes, afin de noter leurs impressions quant à l’ensemble du programme.

            Là encore, la difficulté est de taille pour les sciences sociales : qu’est-ce que le beau ? En dehors du fait que cette notion s’oppose à la laideur, ne reste plus qu’à analyser les caractéristiques des échantillons de population qui adhèrent à telle ou telle conception de la beauté. « Dis-moi ce que tu aimes à qualifier ainsi et je te dirai qui tu es ? » Nous n’irons pas jusque-là, mais force est de constater qu’en tous temps et sous toutes les latitudes on s’est affronté sur ce point : le contenu est des plus discutés.

            On a probablement davantage de chance de se retrouver sur l’idée que la notion elle-même de beauté serait un invariant anthropologique, le signifiant donc davantage que le signifié. Et encore, toutes les langues possèdent-elles un synonyme exact à notre « beau » français ? À ces questions Olivia Gay apportera peut-être un jour prochain quelques éléments de réponse, puisqu’elle a entamé un doctorat Art et création qui prend pour objet la « photographie compréhensive ».

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie,
sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille


[1] Cf. Édgard Morin : Science avec conscience, Paris, Seuil, 1982.

[2] Cf. Ali Aït Abdelmalek : « Édgard Morin, sociologue et théoricien de la complexité », in Sociétés, 2004/4, n°86, pages 99 à 117.

[3] École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris, le 14 février 2022.

[4] Sous-titré L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), 2020.

[5] Un bord de monde : camps palestiniens, Helvétius, 2021.

[6] Cf. « Notes sur quelques figures récurrentes du corps et du genre dans les guerres de Palestine », in Quasimodo, n°9, 2006, pages 181 à 196.

[7] Cf. « Habitus, code et codification », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986, pages 40 à 44.

[8] Cf : L’histoire occultée des Palestiniens, 1947-1953, Paris, Privat, 2013.

[9] Cf. Christophe Baticle : « Le processus de construction d’une conscience nationale palestinienne arabe. Esquisse avec l’historienne Sandrine Mansour », article paru sur le site laforge.org.


 

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle