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Démarche : Habiter la nature

Nemrod n’est pas prophète en son pays

[- Rencontre des Alouettes avec des chasseurs de Molliens-au-Bois à La Forge, le 24 mars 2022. Nouvel article de Christophe Baticle. Avec une photographie d’Éric Larrayadieu -]

Chasseurs de Molliens
© Eric Larrayadieu

[Il y a des textes plus compliqués à écrire que d’autres. Ce fut le cas avec celui-ci, resté en friches pendant longtemps après la rencontre avec quatre chasseurs de Molliens-au-Bois. La cause en est le caractère de plus en plus polémique de cette activité de prédation, tout au moins pour nos sociétés occidentales. Il fallait trouver le ton juste pour expliquer une relation à la nature largement incomprise de nos jours : expliquer sans justifier ni condamner, soit réaliser un travail aussi distancié (et donc scientifique) que possible. Il y eu surtout cette phrase sur laquelle nous reviendrons et qui créa le trouble. Il s’agissait ici à la fois d’en rendre compte, tout en laissant le temps faire son œuvre : dépassionner et rationaliser. Nous ne prétendons pas y être parvenu. En matière de pratiques cynégétiques, il s’avère quasiment impossible d’être vu comme neutre. Mais nous aurons au moins tenté de la faire. Sujet clivant s’il en est, la prédation humaine représente en quelque-sorte la part maudite de la mauvaise conscience humaine, capitalocène oblige. Il ne fallait pas s’attendre à ce que le propos retour soit plus lénifiant. Il ne le fut pas].

Les chasseurs confrontés aux représentations

« La nature donne lieu à des images éclatées et irréconciliables qui s’imposent respectivement à des secteurs sociaux et à des niveaux territoriaux non concurrents […] À travers ces différentes images ce sont des “mondes” différents qui se juxtaposent avant d’être contraints à l’affrontement global […] Trois types de conceptions occidentales peuvent ainsi être identifiées. »

Dominique Darbon, La crise de la chasse en France. La fin d’un monde, Paris, L’Harmattan, 1997, coll. « Conjonctures politiques », page 46.

            Commençons par le commencement, la chasse au singulier n’existe pas. Il existe au contraire DES modes de prédation humaine sur la faune sauvage. Parfois même, la mort de l’animal n’est pas recherchée, comme c’était le cas avec ladite « chasse à la glu », récemment interdite en France[1] et qui se pratiquait dans le Sud-est du pays. C’était davantage une forme de piégeage. Les animaux capturés au moyen de cette colle devaient servir d’appât à leurs congénères. Les tuer aurait ainsi été un contresens. De plus, l’opposition entre « sauvage » et « domestique » s’avère de plus en plus floue : des animaux pouvant être élevés pour leur chasse, alors que d’autres, réputés inapprivoisables, se rapprochent des zones urbanisées.

            Ce caractère pluriel des pratiques cynégétiques est une idée déjà ancienne, développée par l’anthropologue Marcel Mauss, considéré comme le fondateur de la discipline en France. Dans son Essai sur le don[2], ce dernier explique qu’on ne va pas à la chasse, mais à la chasse au lièvre (par exemple). On pourrait ajouter qu’il y a ici encore de la diversité dans cette prédation du lièvre, tant les méthodes changent selon que l’on vise l’animal avec un chien d’arrêt ou avec des chiens courants, qu’on le chasse de façon active ou qu’on tente de le piéger[3].

            Ce que l’on appelle « chasse » confond donc des exercices très différents, qui donnent lieu à des modes de pratique extrêmement variés, des formes de représentation parfois en opposition, des manières d’envisager la légitimité à exercer qui ne se fondent pas sur les mêmes arguments. Cela peut surprendre, mais les questions éthiques sont au cœur des discussions qui animent non seulement le débat sur les chasses vues de l’extérieur, mais encore et surtout à l’intérieur des groupes de pratiquants. Pour exemple, lors d’un repérage à Saint-Valéry-sur-Somme pour un documentaire avec l’anthropologue du visuel Raphaël Mazzéi, nous nous sommes retrouvés pendant près de huit heures avec une dizaine de sauvaginiers[4], réunis au siège social de l’Association des chasseurs du domaine public maritime (ACDPM) de la Baie de Somme, lesquels n’ont cessé de disserter sur leurs démarches : qu’est-ce qui leur paraissait moralement acceptable et qu’est-ce qui ne l’était pas, comment devait-on se comporter avec l’animal, pourquoi chassait-t-on ?[5] Autant d’énergie à se justifier, mais également à controverser sur l’inadmissible (à leurs yeux) peut convaincre de ce que la question morale y est omniprésente. Il n’y a pas à s’en surprendre en réalité si l’on considère la gravité toujours accordée, et de tous temps, à l’acte de mise à mort. Les « porteurs de fusil »[6], comme on les appelle parfois, ont conscience de la dangerosité de leur geste et, en conséquence, s’évertuent à en définir les conditions. C’est vrai des peuples de chasseurs-cueilleurs[7] qui se maintiennent dans ce mode de vie, mais la problématique éthique n’a pas disparu avec l’introduction de la dimension loisir[8].

            Plus réalistement, c’est la manière d’appréhender l’acte de chasse qui s’est transformé, en particulier au sein des sociétés occidentales. Car, étonnamment, le débat se révèle moins tendu sitôt qu’il est question des peuples autochtones à travers le monde, la subsistance servant alors de justification suffisante. C’est là que le bât blesse, car dès le paléolithique il n’est pas certain que la raison alimentaire fut la seule motivation des chasseurs. On a ainsi montré que les premiers humains étaient principalement des collecteurs, y compris comme charognards, davantage que prédateurs et qu’ils auraient pu se nourrir des végétaux disponibles, ainsi que des animaux trouvés morts. C’est dire que, dès les origines de l’humanité, la dimension agonistique a joué un rôle essentiel : se mesurer à l’animalité[9].

            Molliens-au-Bois n’échappe pas à cette diversité des modes d’exercice, même si on y trouve principalement une chasse de plaine et en complément des pratiques au bois.

MANIÈRES D’APPRÉHENDER LES PRATIQUES CYNÉGÉTIQUES : une histoire sociétale

            Cette transformation des représentations, Dominique Darbon[10] la résume en trois étapes historiques. La première, dite « classique », « faisait de la nature à la fois un partenaire et un ennemi, contre lequel l’homme devait lutter en permanence pour affirmer sa vocation à la domination. » Dans cette conception, le naturel est à la fois objet de crainte et de vénération, un profond respect teinté d’une sourde angoisse.

« La nature est mise au service de l’homme qui en est l’émanation et le transformateur et qui en tire l’essentiel de ses ressources et y puise son genre de vie. »

            On trouve ici tout le sens du terme « campagne », dont l’un des chantres fut l’historien Gaston Roupnel[11], ou encore l’économiste Roland Maspétiol et son fameux Ordre éternel des champs[12]. Dans ce contexte, les pratiques cynégétiques se trouvent intégrées dans la vie rurale comme des poissons dans l’eau. Elles sont même, si l’on suit Darbon, indissociables d’un style campagnard, dont Marcel Pagnol a dressé un portrait savoureux pour la Provence de son enfance[13].

            Par la suite naîtra une conception « moderne », produit de sociétés en cours d’urbanisation et de modernisation, très largement en contradiction avec la précédente manière d’appréhender la prédation.

« Elle part du même postulat de l’irréductibilité de l’homme et de la nature mais considère que cette dernière se réduit à un objet d’intervention spécifique. C’est une ressource économique comme une autre devant être gérée rationnellement, c’est-à-dire en tenant compte des seuls critères d’efficacité et même d’efficience économique, avec les effets destructeurs que cela suppose. Le travail des champs se déshumanise au profit de la mécanisation et de l’industrialisation tandis que l’environnement rural n’est plus guère qu’une contrainte purement géographique. Le rapport à la terre s’éloigne […] C’est le monde des élevages en batterie […] des hybrides, des engrais systématiques, de l’agriculture hors-terre et de la génétique. La campagne n’est plus qu’un lieu de travail en aucun cas assimilé à un mode de vie et la chasse une activité extérieure de défoulement individuel et éventuellement rentabilisable[14]. »

            On le perçoit aisément, cette deuxième période consacre le chasseur individualiste, actionnaire de son activité, dans une organisation qui n’échappe pas à la financiarisation. Au contraire, même les territoires de la pratique deviennent monnayables, le droit de chasse restant associé au droit de propriété, et ce depuis 1790. La chasse « banale » qui, selon le souhait de Robespierre, devait être aussi libre que possible à tout citoyen indistinctement, « aussitôt après la dépouille de la superficie de la terre », n’aura duré qu’une année, de 1789 à 1790. Très vite, c’est le détenteur du fond qui dictera sa loi. Si ce n’est que jusque-là les collectivités locales exerçaient un contrôle social suffisant pour empêcher un trop grand émiettement des surfaces. Avec la diminution du taux de cynégéphilie chez les agriculteurs, ces derniers ont perçu tout l’intérêt qu’ils pourraient retirer de la location de leurs terres pour ce loisir. Lorsque l’agriculture relevait encore de la paysannerie, le laboureur partait dans la plaine avec son fusil pour faire sa propre collecte de protéines animales, considérant que le gibier se nourrissait du produit de son travail. En remplissant son garde-manger, il contribuait à lutter contre les « ravageurs » de ses champs. De leur côté les cynégètes étaient de plus en plus souvent des ouvriers, parfois originaires du lieu ou vivant encore sur place, mais dépaysannés du fait de l’agrandissement des exploitations. Ils n’avaient pu reprendre les fermes familiales, trop petites pour être viables. Ce faisant ils entretenaient un certain ressentiment à l’égard des exploitants qui s’étaient maintenus, lesquels les considéraient avec une certaine hauteur. La chasse devenait une scène sociale sur laquelle se jouait la légitimité locale : un capital d’autochtonie disputé en somme. Afin d’assurer une giboyeusité suffisante pour leurs adhérents, les fédérations de chasseurs ont obtenu le retrait du droit d’affût pour les agriculteurs, et ce en échange de compensations financières en cas de dégâts causés aux cultures par le gibier. Nous étions en 1968. On venait de mettre le doigt dans un engrenage financier qui ne s’est pas démenti jusqu’à ce jour, certaines fédérations départementales se trouvant désormais en situation de quasi faillite. L’année 2020 a vu le montant des indemnisations s’élever à plus de 1,2 million d’euros.

            L’équilibre du loisir chasse se trouve ainsi de plus en plus précaire, mais c’était sans compter sur sa remise en question plus radicale, soit la période que nous vivons aujourd’hui. Luc Boltanski parlerait de la montée en puissance d’une cité écologique comme nouveau mode de justification d’un ordre social[15].

« Enfin, une troisième conception, qui n’est pas incompatible avec la seconde, plus maximaliste, liée encore à des sociétés fortement urbanisées, fait de la nature un sanctuaire, une réserve en dehors de toute intervention humaine. L’homme n’y est plus prédateur, n’y inscrit plus son histoire : il y est un étranger. Il n’est plus dans la nature qu’un visiteur toléré, qu’un intrus qui vient y puiser le repos, le délassement, le dépaysement. Ce patrimoine intouchable qui exclut progressivement l’homme du monde de la nature par la constitution de réserves interdites rejette toute intervention humaine, toute soumission de la nature à l’homme, toute inscription de l’humanité dans un rapport de force avec l’humanité tel que le décrit aussi bien la chasse que la tauromachie par exemple. […] marginalisation systématique du monde rural qui désormais ne représente plus qu’un reste historique. La chasse est [ici] une hérésie.[16] »

            Dans cette configuration nouvelle, il n’est plus question de considérer la chasse tel un loisir « comme un autre », selon la position longtemps défendue par l’Union nationale des fédérations départementales des chasseurs (UNFDC). Elle devient nécessairement suspecte, si ce n’est de sadisme, à minima vue comme une inconséquence, une incongruité dans un monde à protéger.

            C’est dans ce contexte que nous avons rencontré quatre pratiquants sur Molliens-au-Bois, et ils ne se sont pas privés pour nous l’exprimer à leur manière.

HISTOIRES DE SOCIALISATION : comment on vient à la chasse

            Ils sont quatre porteurs de fusil autour du feu. On en espérait cinq, mais le cinquième n’a pu se rendre disponible : « C’est un jeune, il est occupé » nous précise-t-on. Il faut en effet noter que tous ont plus de soixante-dix ans, la population cynégétique vieillissant fortement. De même, ils sont divers dans leurs pratiques : en plaine certes, mais l’un d’eux exerce aussi « à la hutte », soit un abri situé en zone humide pour la chasse des anatidés, quand un autre se concentre aussi sur le pigeon, ce qui implique une pratique solitaire d’attente au pied d’un arbre, et enfin ils cumulent parfois la chasse en plaine avec la quête du grand gibier dans les zones boisées. Divers donc, mais aussi d’accord sur un point, le gibier se porte parfois encore plus mal que les chasseurs, à commencer par cette petite faune de plaine. Au centre des préoccupations, la perdrix grise, emblème des territoires ruraux du nord de la France. Le département de la Somme s’était d’ailleurs taillé une réputation nationale pour son développement : parfois jusqu’à plus de 30 couples aux cent hectares dans certains territoires. Ce temps est loin aujourd’hui : « Les perdrix meurent. Les poussins ont les pattes collées avec les pluies d’hiver et du printemps. C’est la fin. » L’explication est probablement multifactorielle, avec les prédateurs que sont les renards et autres fouines d’une part, mais d’autre part également l’intensification des pratiques agricoles, sans parler des maladies et du manque d’alimentation dans la plaine labourée, où les tas de fumier se sont raréfiés.

            Jean-Pierre commence. C’est lui qui a relancé l’idée de faire intervenir les chasseurs dans le projet Habiter la nature. Il estime nécessaire d’expliquer aux non-chasseurs le comment et le pourquoi quant à cette pratique. « Nous on chasse, ça nous paraît normal, mais il faut expliquer à ceux qui ne chassent pas. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Pourquoi on chasse ? Qu’on comprenne les motivations. »

            Pour Jean-Pierre ce sont 47 années de permis au compteur. Originaire d’Amiens il avait pour parrain un chasseur résidant dans un village proche de la Baie de Somme. C’est ce dernier qu’il a commencé à accompagner dans sa chasse solitaire de plaine, alors qu’il n’était qu’un enfant. Lorsque son cousin, de trois à quatre ans plus âgé que lui et fils du précédent, s’est mis à pratiquer à son tour, lui vient l’envie de faire le pas, après avoir été son porte-carnier. Les souvenirs sont nombreux, mais ils ramènent en premier lieu à cette perdrix grise évoquée plus haut : « J’ai connu des jours d’ouverture avec 22 perdreaux. Je retournais chercher des cartouches dans le courant de la matinée. » La campagne est alors une corne d’abondance qui semble inépuisable, où les volatiles contredisent le Printemps silencieux[17] pronostiqué par la biologiste Rachel Carlson. « J’y ai pris goût. Et puis il y a une chose importante pour moi : j’adore manger ce que je tue. Mon gibier ne termine jamais je ne sais où… » C’est ici un point de divergence important dans le monde cynégétique : manger le produit de sa chasse. Ceux qui contreviennent à cette règle éthique sont souvent montrés du doigt. Ils compensent parfois en offrant leurs dits « prélèvements », mais les déposer dans une poubelle apparaît comme une pratique honteuse, une forme de tuer pour tuer infamante.

            En s’installant à Molliens, Jean-Pierre renoue avec la chasse en reprenant son rôle de porte-carnier. Puis il entre comme chasseur au sein de la société locale. Il se dit avant tout chasseur de plaine, « mais il faut bien reconnaître que le gibier s’est raréfié ». Il a donc pris une action au bois à Crécy-en-Ponthieu, la grande forêt domaniale du département de la Somme. Pour lui, la chasse la plus intéressante c’est celle avec un chien. Or, il n’en a plus, ce qui explique aussi son arrêt de la chasse en plaine. De plus, chasser avec un chien lui paraît « normal », donc une norme, laquelle est fortement ancrée dans le milieu cynégétique. Il lui arrive d’offrir du gibier, mais « préparé » précise-t-il, en pâté par exemple. Un de ses collègues précise sur ce point « Avec un lièvre tu fais plaisir à personne », faisant mine de tenir un lièvre dans les mains. Il faut le préparer ».

« Une de mes fiertés c’est que mes petits-enfants mangent du sanglier et ils aiment ça, mais quand ils le disent à l’école, ça dégoûte leurs camarades de classe », précise encore Jean-Pierre.

            L’initiation de celui-ci s’est donc réalisée par des voies familiales, puis locales, ce que l’on retrouve chez la plupart des chasseurs[18]. Ainsi en est-il allé pour Christian : « Grand-père et père chasseurs, tout naturellement je me suis mis à chasser. J’ai commencé comme porte-carnier. J’ai une photo avec mon grand-père devant le menhir d’Oblicamp » (à Bavelincourt, un peu plus à l’est de 5-6 km). Il prend son premier permis en 1961 et se met à pratiquer à Molliens dès son arrivée dans le village, en 1971, « grâce au papa de Marc » ajoute-il. Marc est présent ce jour et Christian précise une règle tacite des sociétés de chasse d’alors : « Il fallait plaire à l’époque ».

Une chose est certaine, le gibier était davantage présent en ces années. Sa raréfaction a poussé Christian vers le gibier d’eau, chassé en marais d’intérieur dans le hâble d’Ault, mais un temps également en Baie de Somme. Très intéressé par la chasse de la bécassine « à la botte », au chien d’arrêt, il se spécialise dans cette forme de pratique, très courte dans le temps néanmoins (du 15 août à la fin du mois d’octobre généralement).

« C’est la chasse du gibier migrateur par excellence. C’est un gibier migrateur, ce qui décuple l’intérêt pour cette chasse. C’est mystérieux. L’animal arrive subitement, de nuit. »

            Cet attrait pour les migrateurs connaît un grand succès dans les départements maritimes où on trouve des axes de passage. Contrairement aux animaux sédentaires dont on connait les habitudes et la localisation approximative, le migrateur laisse une grande place aux aléas, liés aux conditions météorologiques. Cette dimension convoque l’imaginaire et permet de renouer avec l’esprit d’une chasse « authentique », non maîtrisable ou, pour le dire autrement, sans que la production du gibier par les aménagements territoriaux ne vienne contrarier l’idée d’une nature sauvage. Pour autant, Christian note une plus-value qui relèverait spécifiquement des particularités du vol de la bécassine : sa rapidité rend son tir particulièrement difficile. Aussi, pour lui  a chasse à la hutte n’est pas vraiment de la chasse parce qu’on y tire posé et de nuit. « Mais il y a le côté convivial entre amis. » Son épouse l’a accompagné parfois. « Et puis il y a les appelants, l’entretien. » C’est peut-être ce qui explique qu’il se soit ensuite mis à exercer au bois et y a développé une passion pour le grand gibier. « Et puis le fait d’être dans la nature » complète-il.

SHAMING ET CHASSE BASHING : un ressenti douloureux

            Pour répondre à la diminution drastique du gibier de plaine, la chasse est devenue gestionnaire. On prétend ainsi comptabiliser le « capital faunique » pour n’autoriser au dit prélèvement que les « intérêts du capital ». Cette explication n’est pas fausse, bien qu’elle n’explique pas l’intégralité de ce tournant. Si l’on reprend la chronologie de Dominique Darbon, on comprend mieux la généalogie de cet esprit gestionnaire. La recherche d’efficience évoquée par le politiste finit par s’accompagner de critères qui rendent la comptabilité non seulement légitime, mais plus encore nécessaire. Elle permet également aux chasseurs de justifier leur démarche.

« J’ai pas de problème avec le comptage sinon. Ca permet d’expliquer que c’est pas n’importe quoi, c’est contrôlé, parce que… quand les gens entendent les coups de fusil en septembre, c’est tout de suite les critiques. « Ha, ces chasseurs, ils m’ont tiré à 300 mètres » ».

            Le caractère gestionnaire n’est ainsi pas décrié comme on peut l’entendre dans le sud de la France, où s’est plus longtemps maintenu un esprit de pratique dionysiaque, aux antipodes du calcul quant à la pression de chasse supportable pour les territoires. Lorsque des critiques se font entendre, c’est pour regretter des efforts non récompensés.

« Les opérations de comptage, c’est sympa ; on passe un bon moment en plaine, on boit un pot à la fin, mais dès qu’arrive la période de la chasse on ne retrouve pas les lièvres qu’on a comptés au printemps. Où est-ce qu’ils sont passés ? C’est la même chose avec les faisans. Il y a 30 ans on retrouvait son nombre, plus aujourd’hui. »

            Si problème il y a, c’est davantage dans l’image dont pâtissent les chasseurs, en France aujourd’hui tout au moins. « On est un peu les pestiférés » reprend Jean-Pierre, qui trouve ici un fort écho chez ses collègues. Il perçoit très mal ce qu’il lit sur les chasseurs. « J’ai honte parfois de dire que je suis chasseur dans certains milieux. » Il raconte ainsi qu’un jour où il avait tué un faisan (« un beau faisan, un mâle avec de très belles plumes »), alors qu’il arrivait à son véhicule stationné au bord de la route, et voyant arriver une voiture « J’ai instinctivement caché le faisan derrière une des roues. Je m’en suis fait la réflexion après. J’ai pas voulu prendre le risque d’une insulte. Il y a 20 ans j’aurais eu des coups de klaxon avec un signe de la main, mais aujourd’hui les insultes fusent « salopard », « pervers », des discours de haine ».

            Un autre des pratiquants présents lors de cet échange renchérit :

« Les journalistes sont contre la chasse. Aucun article n’est pour la chasse. Il y a 7-8 morts par an, c’est déplorable, mais il y a 140 noyés, plus de 3 000 morts sur la route… »

            Et puis, il y a eu dans l’actualité cette jeune femme tuée lors d’une battue. Au moment où nous échangions ce drame était dans toutes les têtes pour avoir fait l’objet d’une large couverture médiatique. À l’origine de cette tragédie, on trouvait une autre jeune femme, auteure du coup mortel… et chasseuse.

« Une dame a tué une autre dame. C’est triste à dire, mais heureusement qu’est intervenue la guerre en Ukraine, heureusement (!), sinon, tous les jours on l’entendait, tous les jours ! »

            À cet instant précis on sent le débat prendre un tout autre tour. Chez mes collègues forgerons la stupéfaction est palpable bien qu’aucun ne dise mot. Mettre en balance une guerre et un accident mortel a quelque-chose de choquant. C’est un fait, mais qui en dit long également sur le sentiment de stigmatisation dont les chasseurs se sentent victimes. Ce qui a le plus choqué nos interlocuteurs c’est le commentaire journaliste qui a accompagné l’accident mortel : « et on entendait a abattu, abattu (!), comme si elle avait fait exprès, comme si elle avait tiré sur elle. »

« On en fait trop pour les animaux. En Ukraine il y a des milliers de morts et l’autre jour la télévision a montré dans un reportage qu’on avait sauvé un chat des décombres. Le chat a été ramené en France d’Ukraine. Un chat… »

« Le Courrier Picard a fait un article sur le refuge de Cerisy. Il avait organisé une collecte d’aliments pour les chats en Ukraine. Je n’ai rien du tout contre les animaux de compagnie, mais là ça dépasse l’entendement… mon entendement en tout cas. »

            Par la manière dont la presse a rapporté la mort d’une promeneuse tuée lors d’une action de chasse, s’est installée un glissement de sens aux yeux de certains chasseurs. D’accident, le tir mortel devenait un tir abattant une malheureuse, victime d’une chasse criminelle. Pour eux nul doute qu’il s’agissait d’un ricochet ou, au pire, d’une erreur d’évaluation de la part de la tireuse. Le commentaire leur donnait l’impression qu’ils étaient des assassins faisant la guerre aux promeneurs.

            Maladresse de communication ? Comparaison plus qu’hasardeuse ? Nous ne trancherons pas. Mais un constat s’impose : une actualité en chasse une autre.

Christophe Baticle
MCF en sociologie
Aix-Marseille Université
Laboratoire Population, Environnement, Développement (LPED)
Associé au laboratoire Habiter le Monde (Université de Picardie Jules Verne, Amiens)


[1] Voir https://www.conseil-etat.fr/actualites/le-conseil-d-etat-juge-que-la-chasse-a-glu-est-illegale

[2] Sous-titré forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, et paru pour la première fois en 1925, dans le numéro 1923-1924 de la revue L’Année sociologique.

[3] Cf. l’article que nous avons consacré à cette question : « Jouer avec l’animal : penser à partir des dispositifs spatio-temporels des chasses aux migrateurs », in De la bête au non-humain : perspectives et controverses autour de la condition animale, sous la direction de Sergio Dalla Bernardina, Aubervilliers, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020. En ligne : https://books.openedition.org/cths/9783?lang=fr

[4] On appelle de la sorte les chasseurs de « sauvagines », à savoir les anatidés et les limicoles.

[5] Cf. le film « Baie-baie, cette maîtresse », réalisé pour l’Atlas Visuel Habiter la Picardie : environnement, anthropologie et géographie politique, Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des Chances (ACSÉ) et EA 4287 Habiter le Monde, UPJV, Amiens, 2011.

[6] Cf. Hélène Constanty, Le lobby de la gâchette, Paris, Seuil, 2002.

[7] Cf. Laurence Boutinot et Christophe Baticle, « Parcours d’une résistance silencieuse dans les forêts du Cameroun », in Les cahiers d’Outre-mer, 2021/2 n°284, pages 383 à 415.

[8] Cf. Christophe Baticle, « Incertitudes identitaires et focalisations territoriales : « Au moins notre Baie de Somme, on ne la délocalisera pas » », in Hervé Marchal et Christophe Baticle (sous la direction de) : Regards pluriels sur l’incertain politique : entre dérives identitaires, urbanisation, globalisation économique, réseaux numériques et féminisation du social, Paris, L’Harmattan, 2015, coll. « Recherche et transformation sociale », pages 203 à 223. On pourra voir également « Un effet Pygmalion à la campagne. Retour sur les territoires de la sociabilité rurale mobilisés par le parti « chasse » », in Anthony Goreau-Ponceaud, Nicolas Lemoigne (sous la direction de), Chasse, chasseurs et normes, Bordeaux, MSHA, 2017, pages 155 à 180. En ligne : https://books.openedition.org/msha/7810

[9] Cf. Alain Testart : « La chasse préhistorique : mythes et réalités », in Paul Vannier et Daniel Meiller (sous la responsabilité de), L’imaginaire de la chasse : hier et demain, Le Creusot, Atelier CRC, 1988, coll. « Création et monde rural », pages 21 à 29.

[10] Op. cit.

[11] Cf. Histoire de la campagne française, Paris, Grasset, 1932.

[12] Publié à Paris par les éditions Médicis en 1944. Ne s’étant pas compromis avec le régime de la France de Vichy, Maspétiol n’eut pas à subir l’épuration et continua une brillante carrière dans l’économie rurale.

[13] Cf. La gloire de mon père, première parution en 1957.

[14] Op. cit.

[15] Voir https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/90443/1/Les%20cit%C3%A9s%20et%20les%20mondes%20de%20Luc%20Boltanski.pdf

[16] Dominique Darbon, op. cit., ici page 48.

[17] Paru en 1962 dans sa première version, en anglais, sous le titre Silent Spring, Boston, Éditions Houghton Mifflin.

[18] Cf. Christophe Baticle, Chasse et environnement : implications réciproques ? Étude cynégétique du site « Natura 2000 » « Estuaires et littoral picards » (PIC.01), Amiens, Université de Picardie Jules Verne (CEFRESS), avec la participation de la DIREN et du Conseil Régional de Picardie, 2003, 520 pages. Rapport suivi d’une autre sur le site arrière-littoral picard (POC.02), 2004.