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Démarche : HABITER un bord de monde,

Nos ambiguïtés avec une notion ambivalente : la frontière

Christophe Baticle

Parler de frontière, c’est comme traiter d’un contenant sans contenu, toute la difficulté posée par cette notion est là. Préfère-t-on boire dans une bouteille ronde ou rectangulaire ? La plupart d’entre nous échapperont à ce faux dilemme en avançant que le plus intéressant tient dans le contenu de la bouteille. Si celle-ci est vide, peu importe sa forme et même si elle est pleine de nectar d’ailleurs. Mais sitôt que le sujet devient plus sérieux, il devient aussi plus difficile d’échapper au piège. Prenons la Communauté européenne pour premier exemple. La moindre critique à son égard, et ce depuis plusieurs décennies, mène à la même réplique : «Vous êtes des anti-européens.» Certes, il existe des postures qui s’opposent à toute idée de cadre communautaire, en se défaussant derrière des reproches de façade, mais l’essentiel des oppositions porte désormais sur l’Europe telle qu’elle se construit, telle qu’elle est aujourd’hui et non pas sur l’idée d’une réunion d’États. On pourrait ainsi s’épargner un débat en trompe-l’œil autour de pour ou contre l’Europe (libérale), au profit de quelle Europe ?

Pierre Bourdieu l’avait écrit à propos d’une autre notion, celle de travail, en expliquant que ce dernier était tout à la fois aliénation et émancipation, prison et réalisation de soi, négativité et positivité en somme1. Travailler, du latin tripalium (soit un instrument de torture), peut avoir les pires connotations en renvoyant à l’exploitation, voire au travail forcé des esclaves, ou des bien-nommés forçats. Dans d’autres configurations le travail a pu être interprété comme une libération, au point que des femmes revendiquèrent de redescendre au fond de la mine2, comme les hommes, pour mieux gagner leur vie et prendre leur indépendance ou tout au moins pallier à l’absence de revenu dans leur foyer, sans être limitées au travail en surface, souvent moins rémunérateur.

Au risque de choquer le nouveau «sens commun», pour reprendre cette vieille formule bourdieusienne, la frontière n’est ni bonne ni mauvaise, ou plus précisément elle peut être l’un et l’autre. Plus prosaïquement, elle décrit une réalité séparative entre un dedans et un dehors. Pour que frontière il y ait, il faut que certaines composantes puissent être définies comme parties prenantes d’une entité, alors que d’autres n’en seraient pas. Il y a ainsi trois moyens de créer cette délimitation : une géographie faite de frontières telles qu’on les entend, l’appartenance à un groupe qui n’a pas nécessairement de frontière spatiale (comme la famille) ou l’adhésion (une mutuelle, une assurance etc.) Le brouillage actuel tient dans une conviction qui s’est affirmée devant la fermeture croissante des entités les plus prospères, ou offrant des conditions de liberté enviées. En est né le rêve d’une citoyenneté du monde, déplaçant la frontière à la planète entière, quand son au-delà devenait l’abstraction d’un espace inconnu et notamment quant à l’existence d’autres êtres vivants. Mais à l’intérieur de l’entité Terre, cet espoir abolirait théoriquement toute séparation.

Avec l’émergence de problématiques environnementales de plus en plus saillantes, cette abolition tend à devenir aujourd’hui l’expression d’un «système terre», où plus aucune des parties ne pourrait se tenir à l’écart des autres, comme jalousement retranchée derrière sa frontière, car fondamentalement dépendante de toutes les autres. L’illustration la plus flagrante reste la pollution de l’air, sans frontière terrestre puisque circulant dans une atmosphère qui n’a pour limite que la mince couche entourant la planète. De même, les zones d’exclusion maritime apparaissent comme des délimitations purement artificielles, bien que leurs effets soient bien réels sur les candidats à la migration, mais sans impact sur les courants marins. Quant à l’eau qui circule sur les surfaces émergées, ses frontières sont labiles, mais c’est une géographie bien transnationale qui en commande l’écoulement. Le philosophe Bruno Latour nous a ainsi livré sa conception des nouvelles frontières de l’anthropocène avec «l’hypothèse Gaïa» de James Lovelock3. Le seul problème qui se pose pour cette théologie de l’apocalypse version XXIe siècle, c’est qu’il n’existe aucun hôpital Gaïa, aucun système de retraite Gaïa, et même le revenu dit «universel» que certaines théories appellent de leurs vœux reste cantonné à des cadres étatiques. Il devient universel dans ce cadre et uniquement dans celui-là. Quant à l’ONU, l’exemple de l’URNWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) qui en est une émanation censée protéger les réfugiés palestiniens, montre trop trop bien que cette organisation est sujette au bon vouloir des États, et en particulier des plus puissants.

Avant cependant d’aborder la frontière dans le contexte palestinien, nous voudrions expliquer ce qui nous a nous amené à cette critique désappointée, à l’endroit de la critique des frontières : une critique de la critique en résumé, sans adulation aucune pour le séparatisme néanmoins. Avec une collègue du Cirad (Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement), nous avons monté un projet d’étude visant à mieux connaître les savoirs naturalistes contemporains des chasseurs-cueilleurs Baka du Nord-Congo (soit la République du Congo, plus connue sous l’appellation Congo-Brazzaville). Dans un souci de réponse aux critiques contemporaines à l’égard du néocolonialisme épistémique, il nous a paru légitime de rechercher des partenaires locaux pour la réalisation de cette vaste enquête. Dans un premier temps nous nous sommes tournés vers l’Université Marien Ngouabi, une des plus anciennes et plus importantes institutions académiques du pays. Mais très vite notre interlocuteur principal, à Brazzaville, ne nous a pas caché ses inquiétudes quant à un puit sans fond, les financements émanant de l’Europe pouvant se trouver happés dans les inextricables tréfonds des difficultés structurelles de l’université, sans que l’on puisse ne serait-ce que comprendre où seraient passés ces crédits. Cela aurait les plus désagréables conséquences pour les personnes qui auraient commencé à s’engager dans le projet par leur travail. En conséquence, nous avons opté pour l’INRSSH (Institut National de Recherche en Sciences Sociales et Humaines), très intéressé qu’il était de franchir enfin… ses frontières avec des fonds internationaux.

Un partenaire sérieux et solide auquel il nous a paru souhaitable de confier le leadership du «consortium» (c’est ainsi qu’on l’appelle dans l’organisme international qui attribue les enveloppes…). Son directeur ne fera pas le travail, mais en profitera pour monter en expérience. C’est une réalité que nous acceptons pour ce qu’elle promet en matière de développement dans les pays où la recherche reste un luxe difficilement accessible. Nous nous efforcerons donc de fournir l’opérationnalité de l’étude en laissant l’INRSSH apposer son logo sur sa concrétisation. Quant aux chercheurs qui seront recrutés, le premier d’entre eux, un post-doctorant, sera sous la responsabilité des partenaires congolais (dont l’Université Marien Ngouabi). L’intention est qu’il soit congolais, même si très peu d’universitaires du pays connaissent la langue Baka, alors que nous connaissons un Français qui la maîtrise parfaitement. C’est le prix à payer pour nous mettre en défens de ce soupçon devenu majeur dans les sciences sociales: la spoliation des Suds au profit du Nord4 ou mieux, «l’extractivisme scientifique» (sic.5).

Que de bonnes intentions… mais rapidement rattrapées par la réalité des frontières. Si ce chercheur en mission post-doctorale est géré par le Congo, il faudra que son contrat de travail réponde aux cadres légaux de ce pays. Or, mener une recherche au sein de la forêt équatoriale africaine expose à de multiples dangers : piqûres de serpents, rencontres inopinées avec la faune sauvage, virus nombreux… sans parler du paludisme qui tue encore plus de 500 000 personnes dans le monde chaque année. Une de mes anciennes étudiantes, qui réside aujourd’hui à Brazzaville, me racontait dernièrement qu’elle avait donné 50€ à une de ses connais-sances locales pour se faire soigner de cette pathologie. En  République du Congo, pas de sécurité sociale, et à l’hôpital on règle la note de ses soins… ou on n’est pas soigné.

Cette réalité est bien connue, mais en en prenant concrètement la dimension on mesure l’ambivalence de la frontière. Si celle d’un pays comme la France cédait devant la poussée d’une conception assurantielle, moins protectrice pour les plus fragiles, on verrait notre dit «modèle social» sérieusement mis à mal. C’est d’ailleurs en partie déjà le cas. Pour le dire autrement, toute frontière enserre et rejette, mais peut protéger comme opprimer, quand ce n’est pas les deux concomitamment.

Que tirer de cette conclusion dans la situation palestinienne ? Commençons par nous interroger sur les manières dont les Palestiniens eux-mêmes appréhendent la frontière. Celle qui les sépare d’Israël, où se trouve le travail qu’on leur interdit grandement de développer dans leurs enclaves, paraît toujours plus difficile à franchir. Pourtant l’économie israélienne est fondamentalement dépendante de leur main-d’œuvre à bas prix. Mais les leurs de frontières paraissent d’une porosité hors du commun pour Tsahal. D’après toutes les lectures que nous avons pu avoir sur le sujet, comme de par nos observations réalisées in situ, l’option d’un seul et unique État ne recueille qu’un faible assentiment chez les Palestiniens qui, nonobstant l’espoir d’une abolition des frontières, souhaiteraient plutôt disposer de vraies frontières, qu’ils pourraient défendre des infiltrations armées de leur puissant voisin qui se comporte chez eux comme chez lui. De même, de véritables frontières leur donneraient la souverainement d’établir un droit foncier apte à interdire les colonies.

En définitive, la frontière est tout sauf un mythe. C’est parfois le récit de son établissement qui tourne à la mystification : «Une terre sans peuple pour un peuple sans terre», par exemple. Faire s’effondrer les frontières amènerait-il l’humanité à se doter d’un contenu plus protecteur ou favoriserait-il au contraire la loi du plus fort ? Et si la deuxième hypothèse l’emporterait, ne serait-il pas judicieux pour les réfractaires de se protéger derrière… des frontières ?
Et si encore l’anthropocène n’était qu’une anthropocène… mais elle est surtout capitalocène. Nul besoin donc d’invoquer une quelconque malédiction d’un mal humain intrinsèquement logé dans son être profond. Vivre en régime capitaliste, c’est être poussé à vouloir gagner la guerre économique contre ses concurrents. Lorsque la frontière arrange on la défend, lorsqu’elle gène on la vilipende. Les victimes de cette guerre cherchent à s’en protéger par d’autres frontières. La lutte des frontières n’abolit pas la frontière, condition de liberté et pourtant instrument d’oppression.


Christophe Baticle
Socio-anthropologue
Aix-Marseille Université
UMR 151 LPED (Marseille) / UR 4287 Habiter le Monde (Amiens)

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  1. Cf. Pierre Bourdieu, « La double vérité du travail », in Actes de la recherche en sciences sociales, 1996/4, Pages 89-90. Voir également sous la direction de Maxime Quijoux : Pierre Bourdieu et le travail, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. ↩︎
  2. Après l’interdiction de 1874. ↩︎
  3. Cf. Bruno Latour, Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015. ↩︎
  4. Cf. Émir Mahieddin, « Anthropologie, option « postcolonial – décolonial » », in Lectures anthropologiques, n°10, 2023, [En ligne] : https://www.lecturesanthropologiques.fr/1118 ↩︎
  5. Voir le séminaire 2023-2024 « Extractivismes scientifiques » de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), dirigé par Antoine Hardy et Arnaud Saint-Martin. ↩︎

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Auteur.e.s
Christophe Baticle

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