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Démarche : Habiter la nature

Entre production et reconnaissance du travail bien fait

[ Rencontre des Alouettes, à La Forge, le 25 janvier 2021, avec Éric Caron, cidrier, à Saint Gratien. Écrit de Christophe Baticle ]

« Dans un monde marchandisé où la performance est devenue une valeur absolue, nous risquons de perdre notre estime de nous-mêmes. L’aliénation nous transforme en chose inutile. Afin de la surmonter, il faut lutter pour obtenir la connaissance de notre être. »

Axel Honneth, sociologue allemand, cité ici sur Babelio, [En ligne] https://www.babelio.com/auteur/Axel-Honneth/94166

Produire du cidre pour raconter une histoire

  Résister à la sidération d’une année dont le monde se souviendra longtemps, c’est sur cette perspective résiliente que le projet « Habiter la nature » est né pour le collectif La Forge. Peut-être parce qu’il sera dans ce texte question de boisson fermentée, revient à la mémoire l’ébullition qui a fait germer l’idée de cette déclinaison du concept, forgé à l’origine par des géographes[1] : après Habiter un bord de fleuve, un bord de ville et un bord de monde, retour au bercail en quelque-sorte avec ce terrain de proximité, en Picardie. Habiter revient à être au monde d’une manière qui l’envisage comme une co-construction : on se construit en tant que personne par la manière dont nous construisons l’espace nous entourant et les relations que nous y engageons. Mais comment le faire lorsqu’une pandémie inattendue de la majeure partie des habitants de ce monde réglemente les déplacements, voire les interdits ? 2020 sera ainsi, on peut le supposer, l’an zéro d’une nouvelle ère, le temps covidien. Peut-être qu’ici ou là un collapsologue auto-proclamé avait annoncé le cataclysme (c’est vraisemblable), mais probablement aussi davantage comme une prédiction mal maîtrisée. Les scientifiques qui travaillent depuis de nombreuses années sur les virus avaient envisagé le surgissement de bactéries libérées par la fonte du pergélisol. De là à anticiper que ce grand enfermement proviendrait de Chine…à la fin de l’année 2019… C’est sur cette « drôle de guerre » d’un genre nouveau, sans ennemi intentionnel, ni armée à repousser, mais où la mobilisation générale devenait le leitmotiv lassant et faussement guerrier, que s’est posée la question « Que faire ? » Elle était présente dans un courriel de notre coordinateur, François Mairey, en date du 7 juin 2020. « La Forge d’après » écrivait-il alors, nous invitant à envisager la fin de la période, sans trop y croire, mais également avec une proposition.

« Ouvrir une nouvelle démarche » : du doute à la piste féconde

« Aujourd’hui, se fixer à Molliens-au-Bois, dans la Forge, pour faire voir, entendre le monde agricole local, de Molliens-au-Bois. L’univers des cultivateurs, de la campagne, d’ici, monde rural périurbain. Son existence, de la vie d’avant, comme celle du remembrement, à celle d’après, d’aujourd’hui (d’après Covid) de la survivance pour certains, de sa transformation ».

(François Mairey, 7 juin 2020)

            Je dois bien le dire aujourd’hui (et je ne m’en suis pas caché dès le départ), j’étais dubitatif quant à la possibilité de renouveler le genre et les connaissances en la matière : ruralité et agriculture, un sujet déjà tellement « pâturé », et ce depuis les Physiocrates[2], ces économistes de la fin du XVIIIe siècle qui défendaient un modèle de développement foncièrement agrarien et (déjà) libéral. Ou alors la posture des néo-ruraux ? Mais beaucoup d’articles, d’ouvrages et d’émissions radiophoniques, télévisuelles ont fait le tour de la question[3]. Se centrer sur des oppositions qui puissent faire jaillir des enjeux tus ? Ce serait assurément très instructif, mais nous ne sommes pas dans le Vercors, où la réserve intégrale de l’ASPAS[4] fait couler tellement d’encre[5]. Les transformations touchant l’agriculture ? Certes, mais le sociologue François Purseigle[6] y a consacré une part importante de ses travaux, avec une quantité d’autres désormais. Et puis peut-être surtout, nous nous situons ici en Picardie, précisément sur le Plateau picard nord, contigu du Santerre, secteur particulièrement connu pour son agriculture intensive, notoirement conventionnelle.

            Ce n’est que progressivement, au fil des rencontres, qu’est apparue la queue de la comète, au départ très vaporeuse, puis plus réelle lorsque ce qui n’était qu’une bizarrerie devint un contre-exemple. Des paniculteurs[7], à savoir un couple de producteurs qui partent de leurs céréales pour produire leur pain, en passant par la fabrication de la farine, et ce précisément en Picardie, à quelques encablures de Molliens-au-Bois, le village de La Forge. N’était-ce qu’un halo sur lequel il n’était guère raisonnable de faire des plans ? Avec le recul il apparaît que le filon est plus fourni qu’il n’y semblait au départ. Sont-ce là des exceptions qui confirment la règle ? Certes, ces exemples sont peu visibles encore, mais ils révèlent également des quêtes protéiformes d’une agriculture en cours de mutation, et ce par le bas, d’où l’intérêt d’y prêter attention.

Un projet nourri dès la prime enfance : souvenir de Normandie

            Avec la multiplication des expériences locales, les exemples finissent par interroger quant à la tendance qu’ils dessinent. Il s’agira cette fois d’un producteur de cidre artisanal, installé dans une commune limitrophe de Molliens. Ce jour là notre invité a du mal à reconnaitre les personnes présentes pour l’écouter. Masques sur le nez, on sourit en pensant à toutes les polémiques nées de la dissimulation des visages : capuches, quand ce ne fut pas le foulard… Qui aurait dit qu’un jour le pays de Voltaire rechercherait avec avidité des masques sans pour autant vouloir monter sur les planches ? Jusqu’à nos voix étouffées, mais qu’importe car celui qui parle saura captiver son auditoire. Il remarquera d’emblée les dessins accrochés aux murs, « de grosses machines », peintes par les élèves de la Maison Familiale Rurale (MFR) de Villers-Bocage, productions réalisées dans le cadre du dispositif « Les impromptus », mis en place par la DRAC Picardie[8]. Un machinisme, révélateur en sorte, qui ne lui aura pas échappé. Il se souvient également qu’il y a quelques années Molliens fut le théâtre d’une manifestation autour d’une nature discrète : « La nuit de la chouette », vraisemblablement plus en phase avec ses centres d’intérêt.

            Mais l’invité du jour n’a rien à dire : « Je suis là pour répondre à vos questions ». Pourtant il sera particulièrement loquace, sitôt qu’il aura été lancé sur un sujet qui l’intéresse : comment a-t-il été amené à produire du cidre ?

            Il rapporte ainsi cette passion à son enfance, lorsque, aîné de trois garçons, il partait dans l’Orne pour les vacances. Est-on plus « voyageur » lorsqu’on est le premier de la fratrie ? C’est en tout cas comme cela qu’il explique ses déplacements réguliers pendant cette période de sa vie. La destination n’est pas le fruit du hasard, loin s’en faut. Sa famille avait en effet conservé un lien étroit avec ces paysans qui accueillirent ses grands-parents, pendant l’exode de 1940. De Ville-sur-Ancre à la Normandie il y avait pour l’époque une distance certaine. Son père, né en 1936, avait maintenu cette relation et c’est ainsi que lui aussi se retrouva au cœur du bocage normand. Commencent des échanges réciproques avec la Picardie, dont il se souvient avec émotion, aujourd’hui à 59 ans. Dans sa mémoire sont restés gravés des paysages faits de pâtures en tous sens, des haies bien entendu et des vaches différentes de celles qu’il avait l’habitude de côtoyer chez lui, dans la Somme. Il se remémore aussi une agriculture où les foins conservaient une importance cruciale, pour laquelle le matériel témoignait d’un « temps de retard » par rapport au modernisme picard des années 1960-70. Et puis il y avait cette boisson, le cidre, que les paysans continuaient à produire à la ferme. « Il était très dur », mais il en fera un projet beaucoup plus tard.

De la consommation familiale à la cidrerie : un lent cheminement

            C’est son mariage avec « une fille de Saint-Gratien » qui l’amène à commencer ses plantations de pommiers. Un élément tout à fait significatif apparaît ici avec la mémoire numérale : 12 la première année (en 1993), 14 la seconde… Son beau-père l’aida alors à produire ses premières bouteilles de cidre, pour une consommation strictement familiale. Les parents de l’épouse sont alors déjà presque retraités de l’agriculture, et toute la famille est mobilisée pour ramasser les fruits. En attendant que les pommiers ne donnent, on récupère dans des vergers non exploités. Les résultats sont souvent décevants, au point qu’une partie du breuvage est jetée.

Dans un second temps, un rapprochement avec une association de l’Oise normande permet d’acquérir le savoir-faire nécessaire. À Cempuis, un village près de Grandvilliers, des passionnés de la pomme sont regroupés au sein de l’Association pour la Sauvegarde des Variétés Fruitières du Terroir (ASVFT), autrement appelée par les familiers I z’on creuqué eun’ pomm’[9]. C’est le début d’un virage qui ne se démentira plus. Ce sont les « anciens » qui transmettent leurs connaissances et les « trucs » indispensables pour réussir là où le manuel ne répond plus. Ces formations restent très informelles : « celui qui en savait le plus animait la réunion ». Éric se souvient particulièrement du maire de Blargies, un fin connaisseur. Il ne s’agit pas seulement de savoir sortir le jus du pressoir. S’ajoute à cela la taille des arbres, l’assemblage des variétés…

Le glissement progressif vers la production marchande

            Aujourd’hui, ce sont un millier d’arbres qui composent la Cidrerie du pays des Coudriers[10], mais cette structure qui n’existait pas à l’origine est partie de presque rien : une pâture mise à disposition par des beaux-parents qui allaient quitter la vie active. C’était il y a plus d’un quart de siècle. Les terres labourables furent alors reprises par deux exploitants locaux. Plus récemment, ce sont les deux fils d’Éric qui en ont fait la base de leur ferme bio. Les 26 hectares seront complétés par neuf en provenance de leurs grands-parents paternels et dix autres issus de l’association Terre de Liens, qui se donne pour vocation d’aider à l’installation.

« L’accès au foncier agricole est un problème qui concerne tous les citoyens. Sans terre agricole, pas de paysans ni d’agriculture de proximité respectueuse de l’environnement et créatrice de liens. Pour Terre de Liens, l’effritement de notre richesse agricole, la perte de biodiversité et le déclin des campagnes n’ont rien d’une fatalité : l’avenir peut offrir bien d’autres perspectives aux terres et à l’agriculture paysanne. Si l’on s’en donne les moyens… »

https://terredeliens.org/-le-sens-de-notre-action-.html

            Pour autant, l’un comme l’autre de ces fils sont des double-actifs, un pied sur leur exploitation, l’autre dans les usines agroalimentaires de la région : la transformation de la pomme de terre et de la betterave à sucre. Difficile de vivre de la seule agriculture lorsque les surfaces restent limitées, à moins de se lancer dans une production à forte valeur ajoutée. La Société des trois villages, nom qu’elle tire de la provenance des parcelles, ne serait pas à même de subvenir aux besoins de deux travailleurs de la terre. Des terres converties en biologique pour une part, en cours pour l’autre, sachant que celles issues de Terre de liens l’étaient déjà.

Il y a ainsi un contexte familial qui a favorisé cette inscription dans l’agriculture, même si la production de cidre était, pour Éric, un hobby plus qu’un projet professionnel. Tout au moins au départ, car peu à peu la qualité s’améliore et on commence à être demandeur de cette production artisanale. Le cidrier s’officialise auprès de la MSA[11] en se déclarant sous le statut du micro bénéfice agricole. Avec cette évolution, il s’agit désormais de penser solvabilité. Un hectare est progressivement planté dans l’une des trois communes où les fils sont désormais installés. Une pâture de 70 ares est également louée pour compléter les surfaces, jusqu’à donc atteindre ce millier d’arbres évoqué plus haut. Mais Éric relève que ce nombre « ne veut rien dire » et nous entrons ici dans une des dimensions de la passion : la technicité.

Au-delà du plaisir de produire, une technicité passionnante

            C’est probablement ici le ressort de cet investissement. Après tout, notre interlocuteur a un métier en-dehors de la fermentation des pommes. Il exerce d’ailleurs une profession plutôt valorisante : enseignant en électrotechnique dans un lycée amiénois. Pourquoi donc avoir réduit cette activité pour devenir cidrier ? En l’écoutant décrire avec minutie les subtilités de cette boisson mousseuse, on comprend mieux qu’en soit née une passion.

            Revenons ainsi aux arbres : si mille ne signifie pas grand-chose, c’est qu’il faut distinguer les hautes-tiges des basses-tiges. Ici, l’homme qui n’avait rien à dire devient intarissable. La haute-tige c’est pour lui l’arbre majestueux des pâtures, celui qu’on plantait traditionnellement et qui vivait souvent très vieux, passant les générations humaines. Rien à voir donc avec son dérivé plus bas, conçu pour produire davantage et plus rapidement. Et encore, ce n’est là qu’un aspect qui ne touche pas à l’essentiel, à savoir la typologie des pommes. On en compte des douces, sucrées, mais également d’autres plus amères et enfin des acidulées. Pour confectionner un cidre, il s’agit alors de mélanger ces variétés : 50% de douces, 30 à 40% d’amères et le reste en acidulées.

            C’est la base, mais cela ne suffit pas à faire un bon cidre. Toute la subtilité consiste à gérer la fermentation. Or, celle-ci est issue des levures présentes dans le fruit pressé, dont elles consomment les sucres. Laisser se dérouler le processus amène un cidre plus sec et davantage alcoolisé. À l’inverse, pour adoucir la boisson il s’agira d’intervenir en amont pour arrêter ce processus. On parle alors de « calmer » la fermentation. Mais la particularité du cidre c’est encore que le produit reste vivant après sa mise en bouteille : « il continue à travailler ». L’effervescence y est donc naturelle et celle-ci peut s’avérer explosive. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les bouteilles sont si lourdes, au cul creusé. On se tromperait en y voyant un moyen pratique de les ranger dans des porte-bouteilles équipés de pointes métalliques venant se glisser dans le cône. Cette forme répond à un impératif mécanique : résister à la pression qui s’accumule dans la bouteille. Pour se faire comprendre, Éric prend l’exemple de la forme convexe des barrages hydrauliques : « ça permet de répartir les forces ». Pas grand-chose à voir avec les bouteilles que l’on trouve dans le commerce. Nous passons ici à une autre dimension de la passion : la différenciation avec la production de masse d’un produit standardisé.

Vivant versus mort : artisanal versus industriel

            Interrogé sur ces différences, le cidrier hésite et nous renvoie à nos propres expériences : « vous verrez ! » Il n’est pas là pour remettre en question ce que l’on trouve dans les hypermarchés. « On n’est pas concurrents ; c’est pas le même produit ». En insistant un peu nous commençons à entrevoir pourquoi les étiquettes d’Éric mentionnent ce caractère vivant du cidre artisanal : « On y tient ! » Si ses bouteilles pèsent ainsi 750 grammes au lieu de 450 pour le cidre vendu dans les grandes surfaces, ce n’est pas le fruit du hasard. Plus sucré, mais surtout gazéifié a postériori, le produit industriel est contrôlé d’un bout à l’autre de la chaîne de production parce qu’on lui a retiré ce qui le rend vivant, ses levures. De la sorte, le taux d’alcool y est stabilisé et le produit ne travaille plus. Aucune comparaison possible avec les aléas de l’artisanat, où tout entre en ligne de compte, à commencer par la météo lors de la mise en bouteille par exemple. C’est là la seule concession que s’accorde le cidrier : en produisant beaucoup, mais selon un process artisanal, impossible de ne retenir que les temps calmes, froids, secs et non venteux. Il n’y a plus qu’à mesurer la densité du cidre semaine après semaine et saisir le bon moment. « On trace la courbe et on soutire une partie des levures ». Pas de pasteurisation non plus.

            Tout cela génère beaucoup de travail, entre la taille des arbres, le ramassage, la préparation des fruits, leur pressage… et cette mise en bouteille. À l’origine de cette aventure toute la famille était mobilisée lors des moments forts, comme le ramassage. Avec l’augmentation du nombre d’arbres ce sont les amis qui sont venus à la rescousse, mais le bénévolat a ses limites et parfois un saisonnier vient compléter la main-d’œuvre volontaire. Parfois il faut faire vite et on n’a pas trop de douze paires de bras, pour de longues journées de travail, même si elles sont festives. L’un des fils prend une semaine sur ses congés annuels pour venir épauler l’équipe. Il y a bien la ramasseuse mécanique, mais ses conditions d’utilisation sont complexes : l’herbe ne doit pas être trop haute, ni trop humide, sans trop de déjections de mouton. Et puis les pommes se conservent moins bien, il faut alors les travailler plus rapidement.

L’avenir : des choix à faire

            On réalise peu à peu qu’une méthode artisanale a ses contraintes techniques. En conséquence, produire bio n’est pas qu’une question de prix de vente, loin s’en faut. Il ne suffit pas d’avoir des pommes conformes. C’est ainsi l’ensemble du process qui, lui aussi, doit se conformer au cahier des charges de la production bio. Pour exemple, les pommiers de la Cidrerie du pays des Coudriers n’ont eu jusque là qu’un amendement, issu de fientes de poulaillers bio. Pied après pied, l’engrais naturel a été déposé à la main afin d’enrichir le sol dans lequel puisent les racines. Il faudra probablement recommencer un jour prochain, mais pour le moment les carottages réalisés montrent des analyses satisfaisantes du sol. Ça, c’est la partie la plus facile à maîtriser. En revanche, hors de question de réaliser des éclaircissages chimiques, lesquels consistent à diffuser un défoliant chimique qui permettrait de griller les fleurs les plus fragiles, afin de laisser grossir les pommes prometteuses. La seule substance utilisée est la bouillie bordelaise, soit du cuivre, mais selon un cahier des charges très strict : 6 kg par hectare et par an. « C’est pas anodin comme produit. En Martinique les sols sont saturés de cuivre. »

            Les fruits bio sont souvent issus de variétés plus rustiques, lesquelles ont pour avantage de beaucoup mieux résister aux maladies. Cependant, cet atout a son revers, une production moindre. Reste la « principale maladie », le gel, comme à la fin du mois d’avril 2019, avec deux reculs du thermomètre à -7°, provoquant une sérieuse baisse de la production.

            Concernant justement le bio, la cidrerie n’est pour l’heure pas certifiée, mais le projet de remplir les conditions est d’actualité. Ça n’est pas si simple, comme lorsque l’on ramasse des fruits dans un verger qui n’est pas labellisé. C’est le cas notamment lorsqu’un propriétaire renonce au ramassage de ses pommes et les laisse à la discrétion de la cidrerie. « Après, c’est une question morale aussi. Il y a toujours la possibilité de tricher, mais… »

            Mais à quoi bon puisqu’Éric a un métier et que son devenir ne tient pas au cidre. S’il est passé à temps partiel, il y a huit ans, afin de se consacrer davantage à sa passion, ce n’est pas pour en faire une industrie. Il estime qu’il pourrait probablement en vivre modestement. Là ne semble pas être l’objectif. Certes, il n’hésite pas à avancer que c’est aussi de la production économique. Toutefois, ce motif ne semble pas être suffisant afin de justifier l’entretien des quelques 35 000 m2 de plantations.

            Alors… L’hypothèse qui ressort amène à penser qu’il en retire une certaine satisfaction. « Les gens reviennent à des produits plus authentiques », et ce simple constat paraît nourrir la reconnaissance que ses clients lui offrent. « J’aime parler de ce qui me passionne, mon côté prof… » C’est à ce même constat que nous amène le sociologue allemand Axel Honneth[12].

            Il lui faudra toutefois faire des choix. À 59 ans, commencer à diminuer cette activité ? Ou au contraire la développer ? Ni l’une, ni l’autre de ces possibilités, mais poursuivre dans son système de production ? Ce qui est certain c’est qu’Éric aime parler de ce qu’il sait faire et c’est là probablement la plus enrichissante expérience dans son travail de cidrier. « Quand les gens posent des questions sur ce qu’on fait, c’est une vraie satisfaction ».

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille

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[1] Cf. Olivier Lazzarotti : « Habiter », dans la rubrique « Notion à la une », sur Géoconfluences, le 10 décembre 2013. Voir http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/habiter

[2] Cf. François Quesnay : Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, recueil publié par Du Pont, 1767-1768.

[3] Cf. Jean-Didier Urbain : Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles, Paris, Payot & Rivages, 2002. Le même, interviewé par Claire Laurent, in Quitter la ville. Le magazine qui change la vie (sic.), n°5 : « Une campagne nommée désir », hiver 2005, pages 40 et 41.

[4] ASsociation pour la Protection des Animaux Sauvages.

[5] On pourra notamment écouter le reportage récemment consacré à cette controverse par la Radio Télévision Suisse la Première (RTS 1) et diffusé le mardi 26 janvier 2021 : https://www.rts.ch/play/radio/point-de-fuite/audio/point-de-fuite-vercors-civiliser-les-broussailles?id=11889916

[6] Cf. Bertrand Hervieu et François Purseigle : « Pour une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation », in Études rurales, n°183 : « La sociologie rurale en questions », 2009. Voir également Pierre Gasselin, Jean-Philippe Choisis, Sandrine Petit et François Purseigle : « L’agriculture est-elle toujours une affaire de famille ? », chapitre in L’agriculture en famille : travailler, réinventer, Open Access, EDP Sciences, 2014, pages 363 à 382. Ou encore, sous la direction de François Purseigle, Geneviève Nguyen et Pierre Blanc : Le nouveau capitalisme agricole : de la ferme à la firme, Paris, Presses de Science Po, 2017.

[7] Voir les textes publiés à leur propos sur le site de l’association (www.laforge.org)°: 1) « Une hétérotopie : paysanne et boulangère dans la grande plaine picarde », [Voir en ligne] 2) « Une hétérotopie : du rêve à la réalité », [En ligne] 

[8] Voir http://plainesdete.fr/les-artistes/

[9] Formulation picarde du français « Ils ont croqué une pomme ».

[10] Coudrier est un nom usuel du noisetier.

[11] Mutualité Sociale Agricole, l’organisme qui administre les cotisations sociales dans le milieu.

[12] Cf. La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 (traduction française de l’édition allemande de 1992, seconde édition allemande complétée en 2003). Voir également, du même auteur, « Reconnaissance et justice », Le Passant ordinaire, n° 38, 2002.

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle

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