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Démarche : Habiter la nature

La Passions des Bovins

[ Rencontre des Alouettes avec Cécile Fontaine, étudiante agricultrice. Écrit de Christophe Baticle. À La Forge, le 20 décembre 2020 ]

« S’il est vrai que les femmes ont toujours joué un grand rôle au sein des exploitations agricoles, il n’y a que peu de temps que celui-ci est légitimé économiquement, socialement et juridiquement. Et pourtant… En 2015, elles sont plus d’un demi-million à travailler dans l’agriculture : 111 800 cheffes d’exploitation ou d’entreprise agricole, 28 500 collaboratrices d’exploitation et 387 000 salariées dans la production agricole. Elles représentent presque un quart des chefs d’exploitations agricoles (23,9% en 2015). Cette proportion est stable depuis 10 ans. Les cheffes d’exploitation exercent principalement leur activité dans le secteur de l’élevage bovin-lait (17,5%), les cultures céréalières et industrielles (16,7%) et les cultures et élevages non spécialisés (12,8%) ».

https://agriculture.gouv.fr/alimentation/les-femmes-actrices-incontournables-du-monde-agricole

Produire des yaourts et de la glace

            Cécile est venue nous présenter son projet un dimanche de décembre, quelques jours avant ce Noël 2020 si particulier, dont on se souviendra longtemps. C’est ainsi masque sanitaire sur la bouche que nous l’avons écoutée. La séance n’a pas duré très longtemps, car la jeune femme, âgée de seulement vingt ans, prépare actuellement ses partiels pour son diplôme de Licence en gestion agricole à Boulogne-sur-Mer, qu’elle réalise en alternance avec des structures où elle réalise ses stages.

Un projet agricole nourri dès la prime enfance

            Cécile est née dans le milieu agricole, son père exerçant la profession d’exploitant. Bien que sa mère se soit orientée dans l’informatique, en tant que technicienne, c’est l’élevage qui a attiré son attention. Elle explique ainsi que son intérêt pour l’agriculture est né dans l’étable de la ferme paternelle, où elle passa son temps durant son enfance. Un déménagement pour la ville d’Amiens ne l’éloignera pas véritablement de cet espace champêtre, puisqu’elle continuera à fréquenter l’exploitation chaque week-end. Naît alors une passion pour les bovins et le point de départ de son parcours scolaire.

            Celui-ci a commencé à l’école primaire du village de Molliens-au-Bois, alors qu’à l’époque existait un Regroupement Pédagogique Intercommunal (RPI) qui rassemblait les enfants des très proches communes. Une scolarité qu’elle devra ensuite poursuivre en ville donc, notamment au collège Saint-Martin d’Amiens, avant de s’orienter vers un baccalauréat Sciences et techniques de l’agronomie et du vivant, option production agricole, mais cette fois au Paraclet, un établissement d’enseignement public agricole tout proche. Le choix de ce lycée spécifiquement axé sur les métiers de la nature montre que l’adolescente d’alors a déjà une idée précise du secteur dans lequel elle entend évoluer pour son avenir professionnel. Elle poursuivra par un BTS en Analyse et conduite de la stratégie de l’entreprise agricole, dans une école du Pas-de-Calais cette fois.

            Bien qu’ayant habité Amiens pendant près d’une quinzaine d’années, Cécile reste attachée à Molliens. Pour preuve, elle avance avoir « toujours vécu ici », « être d’ici ». Les lumières scintillantes de la ville n’ont-elles pas eu d’effet sur elle ? Il semble bien que les multiples activités qu’offre la vie urbaine ne l’aient pas fait dévier de cet attachement à l’étable. D’ailleurs, elle sortait peu, même lorsqu’elle vécut à proximité du centre-ville. « Je ne suis pas ville » répond-elle.

            La mère de Cécile s’est montrée dubitative dans un premier temps : le devenir d’une agricultrice reste problématique. Peu à peu, la jeune femme a su convaincre en se montrant motivée, notamment pendant ses stages. Elle en a réalisé beaucoup pendant tout son cursus, avec un inséminateur, un vétérinaire, ainsi que dans des fermes où elle a découvert des manières de faire différentes et variées. Son périple l’a ainsi amenée jusqu’en Irlande, dans une exploitation de 400 vaches : jusqu’à trois traites par jour. « On trayait toute la journée… » Aujourd’hui, elle réalise son alternance dans une ferme à taille plus humaine : 90 vaches laitières dans la proche région.

Un mixte entre agriculture conventionnelle et prise en compte des mutations en cours

            Ce qui intéresse notre interlocutrice ce sont donc les vaches, en particulier laitières. Pour ce qui concerne les champs, elle se laisse le temps de la réflexion, d’autant que la reprise de l’exploitation paternelle pourrait intervenir dans une à deux années au mieux. Elle imaginerait assez bien quelqu’un d’autre s’occuper de la partie qui la passionne le moins, mais rien n’est déterminé à ce stade. Et puis, si elle rencontre quelqu’un… « On verra ». Il n’y a plus de « bal des agriculteurs » dans le secteur, mais gageons de la jeune génération dispose des moyens modernes de la rencontre, les réseaux sociaux s’avérant présents y compris dans l’agriculture[1].

            On ne peut pas qualifier le projet de Cécile de proprement alternatif. D’une certaine manière il reste conventionnel, mais des conventions revisitées. Interrogée quant à la production biologique, elle note que « si tout le monde va dans le bio, les prix finiront par baisser ». Et puis, il y a « bio et bio ». Son regard sur la « ferme des 1 000 vaches », qui a défrayé la chronique nationale, est ainsi balancé : « C’était l’association de plusieurs éleveurs et dans le bâtiment tout était fait pour améliorer le confort des vaches. » Cette maxi-ferme se situe dans le département, plus à l’ouest, du côté de la ville sous-préfecture d’Abbeville. Cécile explique que ses portes se fermeront le 1er janvier 2021, faute des aides promises par l’État, mais encore parce que les coopératives françaises refusaient d’en transformer le lait. De ce fait, celui-ci était envoyé en Belgique. Toutefois, par certains aspects la future éleveuse démontre qu’elle est réceptrice aux changements en cours quant aux attentes des consommateurs. Ainsi, ce qu’elle souhaiterait réaliser, c’est la transformation directe de sa production laitière. Pour ce faire, elle voudrait produire, sur place, des yaourts et de la glace. C’est une idée pour le moins originale, surtout en ce qui concerne la glace. Vendre ses produits sur les marchés ? Pourquoi pas.

            Cécile est le produit de son milieu autant que du monde contemporain dans lequel elle baigne. Il n’y a pas besoin de réfléchir le changement sociétal pour le ressentir. Ses représentations sont donc mêlées. Pour exemple, elle n’établit pas de différence idéologique entre la notion d’agriculteur et celle de paysan. Pour elle, c’est le même métier, bien qu’elle relève un renouveau avec le terme de « paysannerie ». Maintenant, autour d’elle c’est le mot agriculteur qui est le plus courant et c’est celui dans lequel elle se reconnaît.

            Elle n’a pas, de même, une cartographie aujourd’hui très précise de la représentation syndicale, mais là encore cela viendra avec le temps, tant il est vrai que cette dimension joue un rôle déterminant dans la manière d’exister en société chez les agriculteurs. Elle a nécessairement entendu parler de la FNSEA[2] et de son pendant, les JA[3], un peu moins de la Confédération Paysanne ou de la Coordination Rurale. C’est en effet la FNSEA qui domine le milieu dans la région. On y préfère l’agriculture dite « raisonnée », sans trop de contraintes[4].

La perception des changements

            En revanche, l’étudiante se fait une idée très concrète des mutations en cours sur l’environnement, notamment le changement climatique. Elle cite le lieu-dit du pont où chaque année un champ se retrouve inondé. Généralement, l’eau des fortes pluies y stagne au mois d’avril et il faut semer à nouveau ce qui génère une pousse moins efficace. Elle sait par ouï-dire que passait là un petit cours d’eau, lequel venait vraisemblablement se jeter dans l’Hallue, la rivière locale. Si elle a toujours connu cet espace en culture, en revanche elle s’interroge sur ce qu’il conviendra d’en faire à l’avenir : une pâture peut-être, comme une autre parcelle que sa famille exploite et qui correspond au lit de ce rieu disparu.

            Dans sa formation on la prépare à ces évolutions en cours. On explique ainsi aux étudiants qu’il est important de replanter des haies pour maîtriser le ruissellement des eaux. La plupart ont été arrachées dans la commune, souvent afin de gagner de la surface agricole, mais les terres familiales en ont conservées, parce que son père est l’un des rares à se maintenir dans l’élevage. De même avec les rideaux de culture, qui ont pour avantage d’éviter l’érosion.

            Pour Cécile la difficulté pourrait encore se situer dans la pousse de l’herbe, qui sera essentielle à son activité. Si le réchauffement climatique se confirme, et il y a peu de chance que ce pronostic soit contredit dans un proche avenir, quid des rendements en herbe ? Mais le problème pourrait encore se poser avec les céréales, lesquelles fournissent aussi la paille nécessaire à la litière des bêtes.

L’exploitation familiale

            Ainsi, Cécile se destine à reprendre derrière son père, mais cela ne se fera pas sans son aide. Faut-il rappeler que, chez les agriculteurs, la retraite reste une idée davantage qu’une réalité ? On ne s’arrête que du fait du grand âge et c’est souvent ainsi que se réalise la transmission des savoir-faire.

            La ferme est actuellement tournée vers la production laitière, avec quarante-cinq vaches, auxquelles s’ajoutent une dizaine de Charolaises pour la viande. Les champs sont principalement au service du troupeau, afin de viser à l’autosuffisance en herbe, maïs pour l’ensilage, luzerne et céréales afin donc de fournir la paille. De la sorte, une quinzaine d’hectares sont consacrés à des herbages, aux environs immédiats des bâtiments familiaux. On y trouve des arbres fruitiers : pommiers notamment, mais également des noyers. Les rotations du reste de la sole sont ainsi organisées entre céréales, betteraves sucrières et plantes fourragères. Par contre, Cécile donnera donc la priorité à la production laitière. La betterave sucrière n’entrera pas nécessairement dans son projet. En lui-même, ce choix serait assez symbolique : cette plante fut une production phare dans l’agriculture régionale. Certes, la jaunisse a provoqué cette année l’effondrement des rendements et donc une diminution des revenus. Et puis, note-elle, auparavant les betteraviers pouvaient s’approvisionner en pulpes auprès de la sucrerie, mais désormais ces dernières sont vendues. Quant au colza, la future exploitante n’exclut pas de maintenir une partie des surfaces dans cette production, mais là encore il ne s’agira pas d’une priorité.

Développera-t-elle ses Surfaces d’Intérêt Écologiques (SIÉ) ? Actuellement, il n’y a pas de moutarde sur l’exploitation, une plante qui permet le captage de l’azote. Mais les bêtes produisent suffisamment de matière pour fumer la terre.

            La particularité de l’exploitation familiale, c’est qu’elle est étroitement liée à celle de son oncle paternel, les deux frères travaillant ensemble, bien que chacun ait son indépendance.

            La valorisation du lait répond encore à la viabilité de la ferme dans un secteur professionnel où la course à la SAU[5] reste la norme dominante. Or, en la matière 70 hectares cela reste tangent. Sur les six exploitations agricoles de la commune, la leur est une des plus petites. Le matériel reste ancien : des tracteurs Renault et Zetor d’une autre génération. Marie-Claude se souvient à cette occasion que ces deux marques servaient à démarquer les équipes dans la cour de l’école primaire du village : « On était Renault ou Zetor… il y a une cinquantaine d’années ».

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille

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[1] Cf. notamment les travaux de Louis Rénier, thésard en sociologie à Écodev, dont on peut avoir un aperçu sur « Paroles de doctorants » : « Usages du numérique et communautés en ligne dans la production et l’échange de savoirs sur les pratiques agro-écologiques », 02/06/19 [En ligne]

[2] Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles.

[3] Jeunes Agriculteurs.

[4] Cf. la thèse en sociologie d’Alexis Aulagnier : « Réduire sans contraindre. Le gouvernement des pratiques agricoles à l’épreuve des pesticides », soutenue le 8 septembre 2020 à Science po Paris, sous la direction de Jean-Noël Jouzel et de Sophie Dubuisson-Quellier.

[5] Surface Agricole Utilisée.