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Démarche : Habiter la nature

L’Héberie

[ À La Forge, Rencontre des Alouettes avec Louise Dalle, le 24 septembre 2020, écrit de Christophe Baticle ]

« En 2008 a été lancé le plan Ecophyto, qui visait à réduire de 50% en dix ans la consommation de pesticides dans l’agriculture française. Après une décennie, l’objectif de cette politique publique n’a pas été atteint : la consommation de pesticides continue d’augmenter. Cette thèse propose de dépasser ce constat d’échec pour s’intéresser aux instruments d’action publique qui ont été imaginés pour engager les agriculteurs vers une réduction du recours à ces substances. Comme d’autres travaux dans le champ des études d’innovation ou en sociologie économique, un intérêt particulier est porté aux opérations de « détachement ». Quels mécanismes, quelles connaissances scientifiques, quels acteurs sont mobilisés dans l’action publique lorsqu’il s’agit de réduire sans interdire ?

Extrait du résumé de la thèse en sociologie d’Alexis Aulagnier : Réduire sans contraindre. Le gouvernement des pratiques agricoles à l’épreuve des pesticides, Science Po, Paris, 8 septembre 2020.

Quand les « mauvaises herbes » font l’agriculture autrement

            Dans les deux précédents textes[1], nous nous étions intéressé à Marion, une « panicultrice », pour reprendre le terme de Denis Lachaud[2], parce que produisant tant son blé, sa farine, que le pain qu’elle vend. Ici, il s’agira de Louise, à l’origine de plantes aromatiques et médicinales, mais par bien des aspects on verra que les deux jeunes femmes partagent des éléments de biographie assez proches, à commencer par les origines agricoles, dont il est très clair qu’elles pèsent sur les choix professionnels. Être enfant d’agriculteurs peut constituer un avantage, mais également une contrainte particulièrement forte.

Faut-il croire au hasard ? Le poids des origines agricoles

            Dans le cas de figure de Louise cette contrainte n’est pas vécue comme telle, il s’agirait plutôt d’un processus qui commence avec une certaine proximité à l’égard des animaux, ici des double-poneys de la race Haflinger. Ces équidés peuvent être considérés comme « beaux » si on retient les critères en vigueur dans nos sociétés et il n’y a pas à s’étonner qu’une enfant ait pu ressentir à leur égard un véritable attachement.

Le Haflinger

            Un attachement qui l’amènera à se diriger vers les formations agricoles qui sont les principales à permettre de combiner le soin sans pour autant dériver vers les filières médicales : « Je voulais aller dans le cheval ». On remarque en effet une très forte attractivité genrée vers les secteurs du care, pour reprendre le terme anglais, plus étendu que celui de soin en français.

« La pensée du care, en proposant de donner tout leur sens à des valeurs morales d’abord identifiées comme féminines –le soin, l’attention à autrui, la sollicitude– a contribué à modifier une conception dominante de l’éthique. Par là, elle a introduit des enjeux éthiques dans le politique et placé la vulnérabilité au cœur de la morale au lieu de valeurs centrales telles que l’autonomie, l’impartialité, l’équité. »[3]

            Commence ainsi un parcours scolaire avec pour finalité le baccalauréat professionnel agricole. C’est peut-être dans ce contexte que se forgera la personnalité de Louise, à la fois produit d’un univers familial ancré dans l’agriculture et pourtant en rupture avec ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le secteur « conventionnel ». Le père de Louise se situe dans ce schéma issu de l’Après-guerre et qui fut la réponse du capitalisme au souci de produire davantage sur la base d’une intensification mécanique et d’intrants chimiques. Il était lui-même originaire du milieu agricole, comme son épouse d’ailleurs, suivant en cela une longue histoire de l’homogamie chez les paysans. Fondée sur l’agriculture et l’élevage, la ferme familiale est spécialisée dans la production porcine. À ce propos Louise évoque une forme d’« écœurement » à l’égard de ce monde agricole et la présence des Haflinger l’a vraisemblablement aidée à compenser ce sentiment.

            Toutefois, le déclic est plus sûrement à rechercher du côté du lycée où elle se retrouve pendant sa scolarité pré-baccalauréat. Dans sa classe, sur une trentaine d’élèves elles ne sont que trois filles, venues comme elle pour s’orienter vers l’élevage et le soin. Bien qu’elle n’ait pas eu personnellement à déplorer cette masculinité de « bœufs », les propos qu’elle entend alors relèvent d’autant plus sa différence naissante. « Le côté macho j’avais fait l’impasse là-dessus », mais il y eut cet élève malgache arrivé pendant sa Terminale. Le déferlement de propos peu raffinés l’amène à se détourner d’un côté « un peu fascho » et caractérisé par ce « manque d’ouverture » dont elle ressent pour son compte le besoin.

            Sans parler des nombreux stages obligatoires (en Alsace, en Bretagne, dans le Boulonnais et l’Oise) qui lui font découvrir la diversité des façons d’être agriculteur-trice aujourd’hui. Elle décrit ainsi le stéréotype du célibataire vivant avec ses parents dont le travail quotidien et harassant reste le seul horizon. Mais également des fermes plus « modernes » où l’exploitant tente de se dégager du temps pour partir en vacances et « voir autre chose ».

Elle aussi ressent cette envie de voir des réalités différentes après son bachot. Elle tente le grand virage en s’engageant dans une classe préparatoire pour les arts. Dans cette formation, elle doit mesurer tout ce qui la sépare d’une culture « cultivée », comme l’exprimerait un Pierre Bourdieu. Le sociologue a montré en effet à quel point la culture pratique des petits indépendants ne faisait pas forcément bon ménage avec les attentes des « cultureux » qui, s’ils n’ont pas le cul-terreux, savent parfois faire ressentir leur condescendance à l’égard des esprits trop « terre-à-terre » à leurs yeux.

« On ne peut comprendre complètement les dispositions qui orientent les choix entre les biens de culture légitime qu’à condition de les réinsérer dans l’unité du système des dispositions, de faire rentrer la « culture », au sens restreint et normatif de l’usage ordinaire, dans la « culture » au sens large de l’ethnologie, et de rapporter le goût élaboré des objets les plus épurés au goût élémentaire des saveurs alimentaires. »[4]

            Là comme ailleurs, la culture forme système nous explique le sociologue Pierre Bourdieu et on ne peut pas séparer les apprentissages du quotidien (une manière d’être héritée du monde dans lequel on a été socialisé) et la Culture distinctive qui prône l’« art » de s’en détacher. La marche à franchir pour Louise n’était pas forcément haute, mais plutôt violente, au sens de cette « violence symbolique »[5] qui vous fait ne pas vous sentir à votre place. Elle ne s’y sent pas non plus soutenue par les enseignant.e.s et s’engage alors dans une Licence d’Histoire à Lille, avant de ressentir le désir d’un retour à la ferme.

            Un retour à la case départ ? Certes pas puisque ce trajet tant spatial et social lui a fait percevoir ce qui ne lui conviendrait pas. Reste à déterminer pour elle ce qui pourrait lui convenir.

Produire différemment, les herbicides en moins

            En 2017 Louise se lance dans le bio avec ce projet de plantes aromatiques et médicinales, installée sur « seulement » deux hectares. Mais est-ce peu pour deux bras ? C’est en réalité énorme en termes de force de travail nécessaire à l’entretien d’une moitié en chanvre et jachère fleurie et une autre pour les herbes proprement aromatiques. La jachère fleurie n’a d’ailleurs pas qu’une ambition esthétique : placée au centre de terres exploitées conventionnellement, elles nettoieront le terrain. Et puis le chanvre produit une paille très utile pour le torchis. On voit que là encore le hasard n’a pas sa place.

            Simplement, le projet agricole est pensé différemment, car il s’agit bien d’agriculture. Louise précise ainsi qu’elle n’est pas phytothérapeute, mais qu’elle produit des plantes intéressantes pour le système digestif et les fonctions cardiaques. Après un séjour en chambre noire pour leur séchage, elles seront ensachées sur place pour se retrouver sur les étales des boutiques bio, marchés, voire chez des semi-grossistes.

            Malgré ses ambitions novatrices l’herboriste reconnait être moins à l’aise dans cette partie « commerciale » qui l’intéresse moins que la dimension productive. Semer, récolter, sécher, c’est déjà un métier en soi. Vendre, c’en est un autre. Pourtant elle imagine déjà une synergie avec un ami traiteur et chocolatier d’un village voisin au sien : pourquoi pas des bonbons, du sirop ou de la pate de fruits à partir de ses plantes ?

            Louise est ainsi le produit d’une histoire familiale et de sa capacité à bifurquer du modèle parental. Si elle s’est installée seule, son père reste présent pour l’aider lorsqu’il s’agit de monter les étagères qui seront nécessaire à sa spécialisation. Les emprunts restent dans le cadre familial et les loyers réglés à ses parents lui permettent de ne pas être asphyxiée financièrement.

            Noël qui approche représente une période particulière, avec un intense travail. Aussi, Louise envisage une boutique éphémère dans une petite ville de son environnement. Restera à savoir si la Covid permettra à cette idée de germer… Mais de là à embaucher un représentant de commerce pour régler le problème de la commercialisation, il y a un pas à réaliser qui contredirait ses représentations du métier qu’elle s’est inventé.

« C’est pas l’image de la ferme que je veux renvoyer ».

            Car à l’origine de ce projet, dans son cercle relationnel on a cru à une lubie. Certes, sa mère l’avait encouragée et son père se montrait réceptif à une production plus biologique, mais de là à en faire un véritable travail…

            Désormais le concept est en cours de concrétisation et si Louise parvient à « travailler plus sérieusement », comme elle le dit elle-même, elle sera peut-être parvenue à faire mentir le nom qu’elle a donné à sa petite ferme : L’Hèrberie, qui signifie le lieu où l’on trouve de « mauvaises herbes ».

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille


[1] Voir « Une hétérotopie », partie 1 : https://www.laforge.org/une-heterotopie-partie-1/ et partie 2 : https://www.laforge.org/une-heterotopie-partie-2/

[2] https://www.laforge.org/marion-bacrot-panicultrice/

[3] Source : https://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/

[4] Pierre Bourdieu, dans La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, éditions de Minuit, 1979, collection « Le sens commun ».

[5] Voir : https://1000-idees-de-culture-generale.fr/violence-symbolique-bourdieu/

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle