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Démarche : Habiter la nature

Une Hétérotopie (2)

[ Première Rencontre des Alouettes, à La Forge, le 29 août 2020, avec Marion Bacrot, panicultrice à Val de Maisons. Écrit de Chrsitophe Baticle ]

« Premièrement, c’est justement parce qu’Henri Mendras est réaliste qu’il se situe délibérément dans le domaine de l’utopie, alors que les chantres habituels du “retour à la nature” ont tendance à prendre leurs désirs pour des réalités. Et deuxièmement, c’est que l’utopie de Mendras est sérieuse. »

Commentaire du sociologue Bernard Picon à propos de l’ouvrage d’Henri Mendras : Le voyage au pays de l’utopie rustique, Le Paradou, Actes Sud, 1979, collection « Espace-temps »[1].

Du rêve à la réalité

            Dans la première partie de ce texte, qui se fonde sur l’expérience de Marion (une « paysanne-boulangère » bio installée sur le Plateau Picard, dans la Somme), il s’est agi de présenter le cadre de la réflexion quant à une manière d’ « Habiter la nature », soit le thème retenu ici par le Collectif La Forge pour approfondir les transformations dans l’agriculture. Pour ce second temps, nous viserons à décrire son parcours et à le mettre en lien avec son projet. Nous tenterons ainsi de montrer comment ce qui a pu apparaître comme une utopie est devenu cette hétérotopie, pour reprendre le terme foucaldien.

Origines familiales : que faire de la terre ?

            Marion se décrit comme issue du milieu agricole, bien que ses parents ne l’étaient pas eux-mêmes. Ils le devinrent au travers des terres que possédait l’une de ses grands-mères. C’est via ce patrimoine foncier que les ascendants directs de Marion s’installent comme exploitants sur une centaine d’hectares. C’était en 1977-78 et bien que son père ait été originaire du monde urbain, il tente l’expérience. À cette époque il obtient l’autorisation de devenir agriculteur dans un secteur déjà très cadré par la réglementation sur les installations.

            Cette tentative ne sera pas couronnée de succès. Tout en produisant des céréales et des poix, l’endettement s’accroît, comme pour beaucoup d’autres professionnels inscrits dans la même logique de réponse à des marchés toujours plus exigeants.

            Marion est pour autant fortement marquée par cette tentative. Elle en retiendra un élément central : la nécessité de disposer d’un savoir-faire avéré pour se maintenir dans le métier. Mais ce qui la touche encore davantage, ce sont les terres qui resteront dans le giron familial.

« C’était le lieu le plus beau du monde ! »

            Lorsque Marion arrive au monde, en 1980, la situation économique de ses parents est déjà inquiétante. Elle retrouvera un bilan financier établi deux années plus tard, qui indiquait alors les difficultés rencontrées par l’exploitation familiale. Un virage sera pris par la suite : sa mère deviendra institutrice et son père double-actif, avec le maintien dans l’agriculture sur une partie des terres seulement. Son autre profession n’a pas manqué de graver la mémoire de sa fille, puisqu’il est engagé par Monsanto, le géant de la phytopharmacie et des semences qu’on accuse le groupe d’avoir phagocytées à son profit en s’appropriant leur monopole pour favoriser ses ventes. Plus tard, la firme se verra reprocher d’avoir produit l’un des pesticides parmi les plus utilisés au monde, le célèbre « Roundup ». Une chimie que Monsanto présente comme biodégradable et dont Marion se souvient particulièrement bien.

« J’ai passé mon enfance dans les pubs de Monsanto. Il y en avait partout dans la maison. »

            En 1990, un spot télévisé assénait encore « Ensemble, défendons votre terre », avec un agriculteur devant sa tonne de traitement qui affirmait de pas hésiter : « J’en mets partout »[2]. Plus récemment, Monsanto revisitait la Genèse en expliquant que si Dieu fit naître les champs pour nourrir les hommes, le Malin s’en mêla en répliquant par les mauvaises herbes. Heureusement, « Un jour, Monsanto créa Roundup ! Ce fut providentiel ! »[3], le tout orchestré par une musique digne d’un film épique. Mais la providence s’est retournée et on se mit à incriminer Monsanto pour être à l’origine de nombreux méfaits dans la nature, comme la résistance de certaines plantes. Les producteurs n’étant pas avare de solution, ils répliquèrent par les Variétés rendues tolérantes aux herbicides (VrTH)[4]. Ainsi, ces grandes sociétés tenaient toute la chaîne : de quoi « réguler » les « mauvaises herbes », de quoi faire pousser des plantes qui ne souffriraient pas des traitements phytos vendus initialement. La boucle était bouclée.

            Plus dramatique pour ceux qui appliquaient ces solutions, on commença à faire des rapprochements entre les cancers qui explosaient chez les anciens actifs de l’agriculture et ces « médicaments » pour soigner les plantes. La conviction de Marion est établie, ce sont ces cocktails qui ont emporté son père, décédé d’un sale crabe installé dans sa prostate. Déjà souffrant, entre 1992 et 1993 il mit un terme définitif à son activité d’exploitant.

Il occupa une partie de son temps à planter des arbres sur une partie des propriétés qui restaient dans la famille, soit au total sept hectares de hêtres et de peupliers. Certes, Marion constate que les plantations avaient été réalisées en rangs d’oignons, mais plusieurs décennies après c’est un véritable bois qui se présente à l’œil et le côté rectiligne a disparu, ce qui lui convient beaucoup mieux.

À la suite de la perte de son conjoint, c’est la mère de Marion qui prend le relai pour faire entretenir les 23 hectares de la propriété. Du bois donc, quelques pâtures et de la terre peu propice à réaliser de bons rendements.

            Pendant que le passé agricole s’éloigne, Marion devient une jeune femme qui se lance dans la vie. En 2008 elle rencontre Grégoire. Elle fait du conseil et de la sociologie, vit à Paris plusieurs années quand la terre la rattrape. Nous sommes en 2011, elle est enceinte de son premier enfant. Autrement dit, elle a d’autres préoccupations. Toutefois, une petite musique commence à la travailler.

« J’avais envie de mettre des bottes », avance-t-elle pour explication.

            En arrière-plan, il y a également chez elle un trajet qui n’est pas complètement aux antipodes de ce retour au foncier. Elle a ainsi travaillé pour l’association Les réseaux Cocagne, qui valorise l’insertion sociale et professionnelle par des chantiers, notamment le maraichage bio avec les dits Jardins de Cocagne, adossés à un système d’AMAP[5].

            Reste qu’elle se trouve passablement occupée avec sa gestation quand sa mère l’informe de son intention d’abandonner la gestion du domaine.

« Elle était fatiguée. Mais que faire des terres ? Maman nous a laissés le choix. Mon grand frère avait un bon boulot en Champagne. Ma sœur travaillait dans la logistique à Rouen. On s’est dit « Est-ce qu’on va le regretter si on fait rien ? » La réponse c’était oui ! »

Retour à l’agriculture, la poésie en plus

            S’engage à partir de cette décision une reconversion pour le jeune couple. Marion est probablement consciente que ce genre de projet n’est pas facile à assumer seul.e. Grégoire souhaitait aussi « faire quelque-chose » qui sorte un peu de la ligne droite. Ils partent ensemble en Franche-Comté pour se former. Le manque d’expérience du père de Marion n’y est probablement pas pour rien. Ce départ s’explique également par la nécessité de détenir un brevet professionnel en agriculture, afin de pouvoir prétendre aux aides destinées à favoriser la réussite des jeunes agriculteurs. Il y a encore l’originalité de leur projet qui contribue à cet éloignement. Effectivement, l’objectif aurait pu trouver une réponse en Picardie s’il avait été plus conventionnel, mais là…

« On se retrouvait pas dans les pratiques agricoles d’ici. »

            Leur ambition tourne autour du bio, une forme d’agriculture peu développée dans la grande plaine picarde, davantage tournée vers les cultures intensives et les marchés mondiaux. Toutefois l’originalité ne s’arrête pas là : Grégoire choisit le cursus de paysan-boulanger, Marion du maraichage qu’elle connaît déjà par son parcours antérieur, mais également les plantes à parfum, aromatiques & médicinales, avec des options sur l’élevage des poules, l’apiculture…

« C’était un bel endroit, avec des fleurs partout. Dans le public il y avait des gens de 18 à 60 ans. Ma première priorité c’était de faire de l’alimentation. »

            L’orientation vers la boulangerie paysanne est née de discussions. Pour Marion, les terres qui lui tendaient les bras étaient faites pour ça. Il y avait encore des toponymes qui en disaient long, comme ces « Plateaux des moulins ». Du côté de Grégoire, doit-on penser que sa formation initiale de comédien l’a poussé à se sentir attirer par cette forme de bohême ? Originaire de Provence, plus proche donc des plantes médicinales que du blé, il avait bien parmi ses grands-pères un ancien forgeron… Le lien est ainsi fait avec le feu du four à pain.

            Les voilà revenus en Picardie, à pied d’œuvre, leurs diplômes en bonne voie. Mais les terres sont familiales, pour une partie détenues par des oncles et tantes, et pour une autre par la fratrie de Marion, via leur mère. C’est ici qu’intervient une facilité sans laquelle la réalisation d’une telle utopie se serait heurtée au mur de la propriété privée.

« On nous a fait confiance. »

            En 2012, c’est dans un premier temps Marion qui s’installe seule, pendant que Grégoire assure un petit revenu à la famille. Cette période n’est pas la plus simple, mais les contributions sociales restaient abordables en l’absence de revenus conséquents. Elle est alors « cotisante solidaire », dans l’attente de son diplôme et que l’exploitation atteigne son rythme de croisière. Sa mère a alors cessé son activité de gestion des surfaces. Il s’agit de monter le projet concrètement. Du pain bien sûr, mais encore des légumes et des œufs comme ils le souhaitaient. Le métier s’avère d’emblée très dur, exigeant et chronophage. Il leur apparaît très rapidement qu’il faudra redimensionner leurs ambitions, au moins dans un premier temps.

« Avec notre foncier, on savait ce qu’on pouvait faire et ce qu’on ne pouvait pas faire. »

Dans le même temps, ils s’engagent dans la reconstitution biologique des terres. Ce processus dure trois années lorsque l’on souhaite obtenir un label bio. La première étape consistera à semer de l’herbe pour parvenir à un résultat satisfaisant. Retournée, la terre profitera de l’azote ainsi accumulée par le semis herbeux. Lors de cette première année, c’est loin d’être facile sur le plan financier, mais au moins ne sont-ils plus déficitaires comme l’étaient les parents de Marion. Et puis c’est autre chose qui les motive, une forme de poésie qu’ils souhaitent donner à leur dessein.

            Surtout, ils ont bien compris qu’un équilibre doit mettre en vis-à-vis des recettes à des dépenses. Si dans leur cas de figure les premières ne sont pas drues, les secondes sont en rapport, donc très légères. C’est une des dimensions essentielles pour comprendre leur succès : avoir peu de coûts. Lorsque d’immenses structures dégagent un chiffre d’affaire conséquent, en parallèle les investissements peuvent ruiner tout espoir de dégager un revenu. Ce ne sera pas ici la démarche : aller petitement, mais sûrement, résume assez bien leur philosophie.

            Un autre élément va contribuer grandement à sortir la tête de l’eau : la solidarité avec d’autres professionnels engagés dans le même état d’esprit. Plus précisément, ils se lient d’amitié avec une autre paysanne-boulangère des environs, Inès. Elle est enceinte : c’est Grégoire qui la remplacera. Ce revenu permettra à Marion de faire avancer leur dossier. Depuis septembre 2013 ils sont en effet tous les deux diplômés. Les aides sont les bienvenues, mais de ce côté Marion et Grégoire ont fait les bons choix. La région souhaite encourager les nouvelles installations d’une part. D’autre part, le bio a le vent en poupe. Enfin, leur projet s’inscrit dans une volonté de développement local avec la vente directe, autre atout déterminant. Cette première phase est franchie en 2016, lorsqu’ils se montent en GAEC.

« (…) sur un pied d’égalité parfaite ; c’était très important pour nous deux. Et puis Grégoire devait se sentir totalement intégré. »

Reprendre la maison familiale : le four et le foyer

            La représentation commune de l’agriculture associe l’habitat à l’exploitation. Dans les esprits, une ferme est à la fois une unité de production et un logement familial. Cette réalité qui perdura longtemps a commencé à se fissurer à la fin du XXe siècle. On a ainsi vu émerger des bâtiments au milieu des champs, sans lien avec le lieu de vie de l’exploitant ? Parfois, ce dernier habite très loin de son hangar. L’architecture qui en découle est typique du fonctionnalisme, à savoir cette idée selon laquelle la fonction crée la forme. C’était également vrai des fermes d’antan, mais en étudiant l’organisation du bâti agricole, on mesure toutes les mutations rencontrées de la paysannerie à l’agriculture.

Un exemple d’architecture agricole éloigné de l’image de la « ferme »

Source : https://intrabois.fr/batiments-de-stockage/

Dans un premier temps, Marion et Grégoire ont commencé par résider dans une maison sur laquelle Marion ne s’étale pas. Mais le souci de se rapprocher des terres leur avait fait imaginer un autre mode de résidence : « On avait même pensé à une yourte dans la pâture ». Ce genre de logement n’est pas très commun sur le Plateau Picard et nul doute qu’il aurait davantage interloqué les passants. Plus en tout cas que ces tipis photographiés dans le Vercors, et destinés à accueillir des touristes.

Dépaysement garanti pour les amateurs de nature « sauvage »

Cliché C. Baticle, Vassieux-en-Vercors, 10 juillet 2015

            Ceci étant, il y a fort à parier que les paysans-boulangers sont apparus, aux yeux de certains, comme des « indiens », à leur manière. Un autre évènement intervient alors. À défaut de yourte, c’est la maison familiale qui leur a, en quelque-sorte, ouvert sa porte. La mère de Marion l’estime devenue trop grande et elle se confie quant à son intention d’en changer. Mais, comme pour les terres, elle le fait sans pousser à une reprise.

« C’est mon frère qui m’a ouvert les yeux. J’adore cette maison. Bon, c’est une super maison, mais elle est immense. Il ne faut pas faire attention aux courants d’air et puis on a des fourmis dans les murs… »

            Le rachat par le couple va permettre d’installer le fournil et de consacrer une aile de cette maison familiale à la production du pain. L’année 2014 avait déjà vu les premières volutes s’échapper des fournées initiales. Au départ, on se contente d’un petit four qui ne permet de cuire qu’une trentaine de pains, mais rapidement les fournées se multiplient. Il fallait néanmoins acheter la farine. C’est Inès qui la fournissait, mais le projet attendait l’arrivée de la première moisson issue des terres en cours de restauration. Elle intervient en 2015, à partir d’un hectare semé en blé.

            Afin de maîtriser toute la chaîne de la production, c’est désormais d’un moulin dont il convient de s’équiper. Celui-ci fonctionnera à partir d’une pierre en granit de 50 cm de diamètre, en une seule pièce. Ici, c’est la professionnelle qui parle : 45 kg de blé fourniront 35 kg de farine, le tout en 3 à 4 heures, avec un rapport 1 kg de blé = 1 kg de pain. L’hétérotopie ne s’arrêtera pas là. Un nouveau four remplacera le premier. Il est plus vaste, mais surtout il provient de Bretagne, où Grégoire se déplacera afin de contribuer à sa fabrication. Le combustible ? Du bois bien évidemment puisque les terres en disposent. Au total, 25 stères sont nécessaires en année moyenne : frêne, hêtre, tilleul et noisetier. Cette autonomie est plus compliquée qu’il n’y paraît. Il s’agit de sélectionner des essences ni trop dures, ni trop tendres. Le bois tendre brûle vite et chauffe peu. Quant au plus dur, la chaleur dégagée est intense, mais le feu n’est pas très vif. Il y a encore la question du travail qu’exigent la coupe et le débardage. Une partie du volume est ainsi achetée non loin de là. Et ce n’est pas tout : il faut refendre ce bois. Au départ le fendage est réalisé manuellement, à la hache. La fendeuse électrique la remplacera ensuite.

« Il y a une réflexion à avoir sur ce que peut apporter la mécanisation. Fendre à la main, c’est vraiment trop dur. »

            Le même raisonnement a présidé au pétrissage de la pâte. Même si c’est le levain qui est préféré aux levures chimiques, on a opté pour un pétrin électrique. Difficile d’échapper à la « fée électricité » dans notre monde, alors ils ont retenu un fournisseur qui répondait à leur engagement : une coopérative d’énergie renouvelable. Rien ne se perd… tout se transforme.

            « On se dit que le moulin fonctionne grâce au vent et au soleil. »

Un sujet épineux… la chasse

            Dans le texte précédent, nous rapportions l’importance de la pratique cynégétique dans les petites communes de Picardie. À quelques semaines de l’ouverture générale, cette activité est un sujet de discussion difficilement contournable. D’où l’intérêt de poser la question de la chasse sur les terres reprises par le couple. Marion ne dissimule pas le fait que ce fut là un réel débat avec son conjoint. Elle non plus n’est pas « branchée chasse ». On ne sera pas surpris d’apprendre que la maison est devenue un refuge LPO[6].

            Ceci dit, les lieux ont une histoire, ici comme ailleurs. Un ami d’enfance du père de Marion chasse encore quelque-peu sur les 23 hectares. Il s’y rend rarement, ce qui ne mécontente pas le couple, mais la chasse est une activité prenante pour ses adeptes et, deux à trois fois par saison, Nemrod recherche le capucin.

« Je n’ai pas le cœur à lui refuser. Je préférerais qu’il fasse la même chose sans fusil, mais… »

            À défaut d’abandonner sa passion pour la viande faisandée, notre porteur de fusil pourrait peut-être apporter une réponse à une question très débattue, mais à laquelle il est difficile de répondre. Les espèces-gibier se portent-elles mieux dans les terroirs gérés écologiquement ? Si pour Marion le domaine est comme une Picardie en miniature, sa description laisse penser que la faune devrait y trouver son compte. Un plateau domine l’ensemble, où on trouve la zone des cultures ; c’est « le haut ». Sur la pente on trouve de la terre à silex, cernée de bois. Dans les fonds se situent les pâtures. Les deux derniers secteurs sont décrits par Marion comme « très sauvages » et elle souhaiterait leur fournir un statut de protection, et ainsi favoriser leur entretien. Une problématique qui commence à se poser avec le passage de quads et de motos sur le site. Les fils de certains prés ont été coupés et les chemins sont défoncés par les roues des engins tout terrain à la suite du ruissellement des eaux.

« On ne peut presque plus accéder à la « pâture du Polonais ». »

            Certaines communes des environs ont fini par interdire les quads. Marion cherche à « discuter avec les gens » pour conserver la quiétude des lieux, les promenades en quête de champignons. « Il y a de l’origan sauvage dans les allées, c’est génial ! » L’endroit n’étant pas traité, c’est le travail du sol qui remplace le désherbage. Mais, sans herse…

            Pour résumer notre propos, la réalisation dans laquelle s’est engagés notre interlocutrice peut bel et bien être qualifiée d’hétérotopique, au sens où le philosophe Michel Foucault a construit cette notion[7].

« Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels.

Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai par opposition aux utopies, les hétérotopies »[8].

            Cette hétérotopie l’est ici par la critique d’une manière de faire de la culture, peut-être d’ailleurs au double sens du terme. Pour autant, l’expérience emprunte également fortement à l’idée de retour vers des formes anciennes de production. Toutefois, on l’a bien senti avec la question de la mécanisation, nous nous situons de plain-pied dans une manière de penser qui épouse les contours de l’époque contemporaine. Si Marion et Grégoire ont pu être appréhendés comme de doux rêveurs, ils ne vivent pas dans une réserve et nous sommes loin de puritains Quakers américains. Si donc vous prenait l’idée d’aller chercher votre pain à Val-de-Maison, ne cherchez pas « La petite maison dans la prairie ».

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille

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[1] Note de lecture parue dans la Revue française de sociologie, n°21-4, 1980, pages 659 à 660, ici page 659, https://www.persee.fr/docAsPDF/rfsoc_0035-2969_1980_num_21_4_5058.pdf
[2] Voir https://www.ina.fr/video/PUB3784138018
[3] Voir https://vimeo.com/392290032
[4] Cf. Christophe Baticle : Les syndicats agricoles et l’environnement. Cinq dossiers controversés : les produits phytosanitaires, les variétés végétales rendues tolérantes aux herbicides, la mortalité des abeilles, le bien-être animal, les médicaments vétérinaires, rapport pour l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), avril 2018.
[5] Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, qui mettent en lien des producteurs de fruits et légumes avec des consommateurs. Généralement, le principe de fonctionnement consiste à proposer aux associés la fourniture de paniers selon les produits de saison disponibles chez le producteur. Pour assurer la pérennité du dispositif, les Amapiens s’engagent à prendre une certaine quantité à échéance régulière.
[6] Ligue de protection des oiseaux.
[7] Cf. « Des espaces autres », texte repris par la revue Empan, n°54, 2004/2, pages 12 à 19, [En ligne] : https://www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm#
[8] Op. cit., ici page 14.

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle