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Démarche : Habiter la nature

Phytopharmacie versus agriculture biologique

Une question qui fâche, utilement

[- Rencontres des Alouettes avec Francis Charpentier, le 5 janvier 2023 à La Forge. Écrit de Christophe Baticle -]

« On a eu la chance de développer notre entreprise parce que le système coopératif a eu la bonne idée de se regrouper. »

Francis Charpentier

« Je n’ai rien préparé », c’est ainsi que commence Francis, négociant en produits agricoles, à la retraite mais qui n’envisage pas, pour le moment, de cesser son activité. D’ailleurs, il précise 69 ans et demi, comme pour retarder l’entrée dans la catégorie des septuagénaires. Rien préparé, c’est plutôt une bonne chose pour notre collectif, dans la mesure où nous attendons moins une conférence qu’un échange. Et la déception n’était pas au rendez-vous puisque notre interlocuteur permet de soulever, à notre sens, une question qui fâche, enfin (!) pourrait-on ajouter.

            Tout l’intérêt des controverses n’est pas, en effet, dans leur dépassement, au contraire. En cherchant la « solution » à un problème disputé on ne fait souvent que renforcer ses propres convictions, auréolant la partie alliée de toutes les qualités et repérant dans la partie adverse tous les stigmates dont on la croit entachée. Autrement dit, la « sociologie des conflits »[1] détient dans son objet une dimension heuristique : elle nous en apprend long sur les enjeux sociaux contenus dans la polémique, que l’on veut imaginer parfois « stérile », à tort.

            En ce sens, il nous apparaît que deux dimensions centrales sont ressorties des deux heures passées en compagnie de Francis : primo, la dimension familiale de l’entreprise dont nous allons dresser, à grands traits, le portrait et secundo l’épineuse question des produits phytosanitaires, devenus depuis la fin des années 1950 des « entrants » essentiels à l’agriculture moderne. Certes, les axes ici retenus n’épuiseront pas toute la richesse du propos tenu, loin s’en faut, mais ils détiendront cet avantage de poser une problématique qu’il sera difficile de contourner dans les décennies à venir : comment s’interroger sur la pérennité d’une alimentation à l’échelle mondiale sans interroger du même coup le rôle des savoirs concernant le vivant (végétal comme animal) ? Pour le dire en d’autres termes, l’agriculture et l’élevage de demain seront ils biologiques, en tournant le dos à l’agroscience ou mêleront-ils les approches ?

            Évidemment, il n’entre pas dans notre intention de répondre à une question aussi complexe, en jouant en quelque-sorte au devin, ce qui serait présomptueux. Mais Francis est probablement, parmi tous les invités de La Forge, dans ce projet Habiter la nature, celui qui questionne le plus notre démarche. Car reconnaissons-le, la plupart de nos précédentes séances ont plutôt fait la part belle à des agricultures « alternatives », davantage tournées vers les circuits courts, le biologique et la petitesse des installations. Quid d’une grande entreprise fournissant des services issus de la modernité techniciste, aujourd’hui discutée ? Au-delà des « bons » et des « mauvais », du positif et du négatif, du bio et des intrants phytosanitaires, il faut bien questionner nos rêves et les passer à l’inventaire des illusions chimériques, non pas pour renoncer à toute forme d’utopie, mais davantage afin de dépasser la facilité d’un procès à la sentence parfois prononcée dès avant l’audience.

POSITIONNEMENT : tout ce qu’il faut pour faire un parfait écolo ?

            Commençons par nous situer pour donner quelques clés de lecture. Notre collectif, situé entre Paris pour les uns et quelques régions rurales comme la Picardie et le Perche pour les autres, n’est pas idéologiquement « neutre ». Comment pourrait-il en être autrement ? Non seulement la neutralité relève de ces arguments aptes à répondre aux stratégies les mieux élaborées, consistant alors à se positionner « au-dessus de la mêlée », mais surtout il importe de mesurer le poids des déterminismes plutôt que de les nier. Aussi, me concernant en propre, sociologue en France, en cette première moitié du XXIe siècle, spécialisé en environnement, j’ai toutes les caractéristiques socioculturelles qui permettent de m’orienter vers un ressenti plutôt favorable à l’égard des alternatives bio.

            En premier lieu, parce que les sociologues français de notre époque sont friands d’alternatives innovantes. Il est loin le temps où la sociologie naissante s’intéressait prioritairement à ce qui permet la continuité des sociétés, la transmission des normes et des valeurs faisant le lien social. Le changement, omniprésent depuis la première révolution industrielle, est passé par là. Et même le père fondateur de la discipline, en France, s’était concentré sur la nouvelle division du travail issue de cette révolution. Effectivement, on trouve dans l’œuvre d’Émile Durkheim des travaux novateurs sur les formes de solidarité et de conflictualité nouvelles[2], alors que s’effondraient les « sociétés paysannes » d’antan. Toutefois, on percevait facilement chez ce pionnier l’angoisse sourde d’une dislocation du lien social. Il est vrai qu’entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, la guerre des classes faisait rage. On parlait alors du « péril rouge » et la « calotte » réagissait tout aussi vigoureusement.

Pour autant, la notion de « progrès », notamment social, guidait les idéaux de mes maîtres. On était d’une part convaincu que demain serait meilleur qu’hier et moins bon qu’après-demain, mais on souhaitait d’autre part que la discipline prenne toute sa place dans ces avancées qui promettaient un avenir plus facile à vivre. Si le désenchantement est apparu dès la Guerre Froide, notre partie du monde pouvait encore penser que nous étions du bon côté, celui de la démocratie et de l’efficacité du dieu Marché, Trente Glorieuses aidant. Avec la première grande crise économique de la seconde moitié du XXe siècle ce bel optimisme s’est quelque-peu émoussé, mais l’héritage de la sociologie progressiste pouvait permettre de rejeter la faute sur le « diable » capitaliste.

Est intervenue depuis la crise environnementale… L’anthropocène est en passe de devenir le mot-clé de notre contemporain. Et chacun d’y aller de son explication : non pas anthropocène, mais capitalocène, pas tant capitalocène qu’andro-capitalocène, voire plantaciocène ou encore urbanocène. En résumé : l’humain coupable, non le capitalisme, ou le capitalisme patriarcal, voire l’économie esclavagiste ou encore la logique urbaine.

            Dans un pareil contexte théorique, rien d’étonnant à trouver les sociologues en pointe des travaux faisant la promotion d’une transition écologique radicale[3]. Il est vrai que la France marqua un certain décalage avec les pays anglosaxons, mais désormais le tournant semble pris.

            De même, lorsque je réfléchis à mes relations professionnelles, même si nombre de mes collègues conservent leur distance critique, je ne trouve plus guère de controverse sur la chimie végétale : l’affaire semble entendue, toute transformation du vivant est négative. L’humanité aurait tourné le dos à sa naturalité et l’expression « vivant non-humain », promue notamment par le philosophe Bruno Latour, en exprime assez clairement l’idée : nous ne sommes pas seuls et il s’agirait de renouer avec la nature, « Gaïa »[4].

            Décidément, il est difficile de trouver matière à tordre le bâton dans un autre sens en semblable environnement, même social et je dois bien admettre que tout, dans mes « coordonnées sociales », comme dirait l’ethnologue Georges Condominas[5], me pousserait à penser en socio-écologue de son temps. Mais alors raison de plus pour me méfier de moi-même, d’instruire aussi à décharge, d’oser poser d’autres hypothèse, quitte à rester dans une troisième posture qui ne satisfera personne. En quoi est-ce que le « bon sens » d’une période de l’histoire devrait-elle faire consensus ?

            Notre interlocuteur vend des produits phytosanitaires, c’est suspect, mais je vends aussi ma soupe de mots et rien ne prouve mon plus grand désintéressement. Pierre Bourdieu a suffisamment montré que le désintéressement apparent n’était autre qu’une autre forme d’intérêt. Il n’y a pas plus grand intégrisme que la croisade dénuée de tout intérêt matériel, mais mue par la conviction d’être dans « le sens de l’histoire ».

            Esprit de contradiction ? Probablement. Réflexe de sociologue à prendre le contrepied des évidences du temps ? Ce serait alors le produit d’une formation où le développement de l’esprit critique était la pierre cardinale de toute chose[6]. Mais il est possible d’objectiver davantage : mes origines rurales et un certain agacement vis-à-vis des retournements, qui ne sont pas le propre des agences de communication, peuvent contribuer à expliquer ce trait. Déjà, faire une thèse de doctorat sur les pratiques cynégétiques relevait de l’hérésie. Pierre Bourdieu me l’avait bien fait comprendre, ce serait un sujet qui me marquerait… certes pas au fer rouge, mais sans être pro ou anti-chasse, c’était une ligne de crête dangereuse. Et puis la sociologie avait été progressiste, pire, « positiviste » avec Auguste Comte qui avait inventé le terme. Désormais elle s’inscrivait dans une critique de la modernité, du moins chez nombre de collègues. Ces derniers se complaisent pourtant dans un mode de vie qui n’a rien à envier au modernisme. Auprès d’eux, il m’arrive encore parfois de jouer au rustre « paysan » qui fait son bois (oh, pas des dizaines de stères !).

            Pour le dire en un mot, le fantasme d’une nature domestiquée, clémente et dominée par la technologie avait été le dessein de générations qui l’avaient subie violente, ingrate et indomptable. Ce rêve idyllique s’était certes retourné, mais était-il à classer pour autant dans le registre des œuvres du savant fou ? Que pouvais-je espérer lorsque je faisais du stop pour rentrer du lycée, si ce n’est l’obtention du permis de conduire lorsque le train se faisait déjà rare ?

            Et ces collègues brillants, pétris de culture, avaient-ils vocation à condamner René Descartes pour une phrase tronquée : « maître et possesseur de la nature », en oubliant le « comme » qui précédait. Le philosophe du doute méthodologique n’avait pas évalué toutes les conséquences de ses conceptions d’un humain démiurge, c’est un fait désormais où règne un autre cogito : je doute, donc je m’abstiens, traduit par « principe de précaution ».

            Mais pour être plus franc encore, ce qui ma lasse par-dessus tout ce sont ces jugements de valeur anachroniques, cette montée en puissance d’une philosophie morale qui fait appel à nos émotions pour nous inviter à faire la cour à Dame nature, à regagner ses faveurs, comme si penser à la manière d’une montagne nous permettrait d’éviter qu’elle ne dégringole en morceaux, soit qu’elle réalise sa vocation inéluctable. Parfois, il m’arrive de vouloir dire, comme le chanteur Renaud de 1975, « J’aime le béton et le macadam ». Une provocation inutile (et fausse), qui trouve ses origines dans le souvenir des trottoirs du village où je suis né, lequel ressemblait à la raspoutitsa russe dès les premières pluies de l’automne. La solution était mauvaise, c’est entendu, mais l’agribashing trouve ses limites lorsqu’on a les pieds au sec.

Renaud, dans « Amoureux de Paname »

Source : archive INA

UNE AFFAIRE FAMILIALE : qui tourne

            Francis est donc un négociant en produits agricoles. Cette activité consiste principalement à recueillir les productions champêtres, à les stocker et à les vendre sur les marchés. Mais en réalité c’est un travail beaucoup plus vaste qui se découvre peu à peu : « offrir des services aux agriculteurs » complète notre interlocuteur, soit surtout des intrants, comme les engrais, des semences, des produits phytosanitaires, mais encore de l’alimentation pour les animaux d’élevage et une foule d’autres produits utilisés par les exploitants (cuves de stockage, bâche à ensiler etc.) Pour résumer, le secteur historique de l’entreprise tient dans la collecte des récoltes (principalement les céréales, mais aussi les protéagineux -petits pois et fèveroles-, ainsi qu’une part résiduelle d’oléagineux -dont colza), alors que le secteur adjacent est spécialisé dans la fourniture de moyens de production.

            La biographie de Francis se confond très rapidement avec la société familiale montée par son grand-père en 1920 et reprise par son père jusqu’en 1973. C’est ici qu’intervient le drame qui scelle sa vie professionnelle. Nous sommes en pleine amorce de la grande crise économique lorsque décède ce père, seulement âgé de 51 ans. Il a alors vingt ans, « tout frais, tout chaud » sorti de l’école, également le troisième d’une fratrie de six enfants. L’activité se poursuit sous la houlette de sa mère, car il reste encore des enfants relativement jeunes à élever. Il la seconde avec l’aide de son aîné direct et cadet de la famille. Ce dernier, fraichement marié et père d’une petite fille, cumule dans un premier temps son activité principale avec le négoce, après sa journée de travail et à l’occasion de ses moments libres. Sa mère estime rapidement qu’il lui sera difficile de poursuivre ainsi une double activité et l’heure du choix approche : ce sera l’entreprise familiale. Il sera suivi plus tard par le frère benjamin de Francis qui, bien que formé en mécanique à Tournais, opte pour le commerce agricole.

            À cette époque l’affaire est donc déjà très familiale, mais c’était sans compter sur une sœur qui la rejoindra encore. Finalement, seul l’ainé, devenu médecin et le dernier de la lignée, vendeur, ne compteront pas parmi les actifs de la société. Mais en fait, même si cette majorité de quatre sur six enfants peut impressionner, la plupart d’entre eux ont participé, de près ou de loin à l’activité parentale, bien en amont de la reprise effective. Pour exemple, Francis mentionne le déchargement des sacs d’engrais, le tri du colza lorsqu’il se réalisait encore d’une manière très artisanale, mais également le délicat recouvrement des factures restées en souffrance chez quelques agriculteurs.

            Cette dimension familiale s’est encore accentuée depuis avec l’arrivée de plusieurs petits-enfants, voire de leurs conjointes : deux des fils du cadet et leurs épouses, le fils de Francis, la fille de sa sœur et enfin deux garçons et une des filles de son frère Guy. De quoi faire un banquet à treize : une image biblique en somme, sachant que la dimension religieuse n’est pas absente des convictions familiales. « On a aussi été aidé de là-haut. »

            L’entreprise s’est ainsi considérablement agrandie avec le temps. Un siècle après sa fondation, elle compte une cinquantaine de salariés désormais. Un peu moins de cinquante en fait, et ce pour des motifs qui tiennent aux obligations des entreprises en termes de représentation syndicale à partir de ce seuil. Partie de Beauquesne, dans la Somme, elle rayonne aujourd’hui sur l’ouest de ce département et s’est développée dans le sud du Pas-de-Calais, avec la reprise d’un autre négociant entre 2001 et 2002, à Beaumetz-les-Loges. « Eux faisaient aussi la livraison de fioul et de charbon ; et aussi des granulés de bois. Du coup on s’est mis aux granulés à Beauquesne » Cette implantation au nord du site historique a été complétée, voilà une année et demi, par un autre rachat : une entreprise du Pas-de-Calais spécialisée dans la fabrication d’aliments pour le bétail, dans laquelle la société familiale avait déjà des participations. On y fabrique du MASH, « probablement un mot anglais puisqu’en France on met tous les mots en anglais. » En français justement on parlerait peut-être de barbotage, à savoir un mélange poudreux de céréales, minéraux et tourteaux. « Ça permet de faire des mélanges à la demande. »

            Comment une telle extension a-t-elle pu être réalisée dans un contexte que Francis décrit comme défavorable aux négociants, confrontés pour lui à certains avantages octroyés par la puissance publique au secteur coopératif. « Ça représente quatre milliards d’euros par an d’aides de l’État, quelques largesses : des exonérations d’impôts ; peut-être qu’aussi les banques coopératives ou autre mutuelle en profite. Pendant longtemps les coopératives n’ont pas payé de taxe professionnelle. Elles ont argumenté en disant que ça ne contenait que des papiers pour être exonérés de la taxe foncière. Au total c’est une moyenne de 13 000 € par exploitation en France. Avec ça on ne devrait plus exister, nous les négociants. »

L’explication tiendrait également à une caractéristique relevant de la psychologie collective et propre au milieu agricole. « Les agriculteurs n’aiment pas le monopole », avance ainsi Francis. « On a gagné des clients parce que le monde agricole ne veut pas être pris en tenaille ; c’est mon interprétation. » De la sorte, ils ne mettraient pas facilement tous leurs œufs dans le même panier. Atavisme agraire ? Pas nécessairement si l’on en croit les travaux des sociologues qui ont étudié les comportements des paysans, comme Henri Mendras, parmi les plus connus. Ce dernier notait leur souci viscéral d’indépendance. Mais un Marcel Jollivet, moins culturaliste et davantage marxiste, en arrivait à une conclusion similaire. Il faut probablement ici coupler la longue histoire de l’autonomisation paysanne avec les effets d’un certain monopole bancaire sur ce secteur, et qui a parfois laissé des souvenirs amers.

            Et le poids du succès coopératif a pu en effet se retourner contre lui-même. Sa réussite indéniable a pu faire que le négoce privé soit apparu comme une alternative pour maintenir une concurrence. Francis remonte cet historique à l’année 1936. « À cette époque il n’y avait que des négociants. » Mais la crise des céréales, via les importations de produits issus des États-Unis d’Amérique, va bouleverser le jeu. Des qualités de blé supérieures à celles que l’on trouvait alors dans l’hexagone prennent la place de la production locale, qui ne trouve plus preneur chez les meuniers. « Les négociants se sont retrouvés le bec dans l’eau… » Pour relever la tête, l’agriculture française se tourne progressivement vers un nouveau système, dit « coopératif », dans lequel les producteurs détiennent directement des parts du capital. À l’origine de cette innovation on trouve des initiateurs inspirés par leur foi catholique, mais également la volonté des militants communistes de s’implanter dans les régions rurales. La faucille face au goupillon en quelque-sorte. D’un côté des prêtres « désireux d’aider les agriculteurs en difficulté »[7], de l’autre une proposition d’émancipation sociale par l’association des producteurs ; au final le même principe de regroupement. Dans ce contexte, la plupart des négociants sont rachetés par les coopératives. « Mais ils ont souvent conservé le nom d’origine, pour laisser un doute. Parfois aussi ces établissements sont restés ancrés dans le droit privé, mêlant les genres. » Quant aux négociants restant sur le marché, « ils n’ont pas pu racheter leurs collègues, les coopératives mettaient trop sur la table. » Ne se maintiendraient plus ainsi dans la Somme, aujourd’hui, que trois à quatre négociants « purs ».

Autre facteur qui a favorisé cette éclosion coopérative, la création de l’Office National Interprofessionnel des Céréales (ONIC), qui va instaurer la création d’un prix minimal d’intervention sur chaque céréale commercialisée en France, ce qui va stabiliser le marché. Pour l’anecdote, le mouvement coopératif serait né à proximité, près du bourg de Doullens, à quelques encablures au nord de notre lieu de rendez-vous, précise un intervenant présent dans la Forge.

            Vouloir résister dans une telle compétition relève de la gageure. « Mon père m’a dit que je ferais une connerie en reprenant, que les coopératives allaient nous bouffer. » Sauf que Francis avance un autre argument en faveur du négoce : le service. « Tant qu’on respecte le droit du travail on travaille autant qu’on veut, rester ouvert plus tard, le dimanche, quand les agriculteurs ont besoin de nous. J’ai vu ouvrir le magasin pour un sac de semences qui manquait un jour de fête, je vois des éleveurs arriver à 19H30 pour chercher ce qui leur manque… On a beaucoup dépanné et on dépanne toujours nos clients. » Ce fut pour lui un élément déterminant, afin de lutter face au système coopératif devenu dominant.

            Dernier élément d’explication, mais non le moindre, qu’il s’agisse de sa composante religieuse ou de sa composante laïque (CASA, UCAP etc.), le système coopératif a dû procéder à des rapprochements pour réaliser des économies d’échelle, s’éloignant ainsi géographiquement d’une partie de leurs clientèles respectives. En restant à proximité, voire en développant leurs sites de stockage, l’entreprise familiale procède en quelque-sorte à l’inverse, évitant de créer un « sentiment d’abandon ». « On a pu avancer en installant des silos près de nouveaux villages. On en a douze et un treizième en projet dans le Vimeu. » Pour exemple, le site initial de Beauquesne existe toujours, mais il lui a fallu faire face aux deux autres coopératives qui étaient présentes dans la commune. Ces deux dernières ont fini par se regrouper, chacune avec d’autres structures de leur réseau.

De plus, ces regroupements ont pu parfois coûter cher. « Il leur a fallu respecter la réglementation. Par exemple, certains silos étaient dans les agglomérations et ils ont dû être déplacés. Nous, nous étions déjà en périphérie. » Cette règlementation doit beaucoup à l’explosion retentissante d’un silo à proximité de Metz et Blaye, provoquant ainsi l’éloignement des sites de stockage de toute agglomération.

            Le point de vue de notre interlocuteur fait ainsi état de deux philosophies : « l’esprit négoce, privé, avec des capitaux privés et l’esprit coopérative, qui est 100% agriculteurs. » En conséquence, ne subsistent plus que quelques 700 négociants en France contemporaine, « en tout cas qui adhèrent à notre syndicat. » L’esprit négoce, pour Francis, c’est ainsi d’aider les agriculteurs, jusque dans leurs difficultés financières à régler leurs factures. « Les coopératives font sûrement la même chose, mais on va plus vite à obtenir ce qu’on nous commande. Moi je dis toujours, en 24 ou 48 heures il faut avoir satisfait notre client. »

LE « BIEN-ÊTRE VÉGÉTAL » : la phytopharmacie

            L’ensemble de cette philosophie, que nous avons ici tenté de retracer à grands traits, contribue grandement à éclairer ce qui va suivre, à savoir un débat qui tend à devenir presque une ritournelle pour nos sociétés : la chimie est décriée lorsqu’elle s’applique au vivant, mais le vivant procède lui-même, pour partie au moins, de processus chimiques. Y aurait-il alors une bonne et une mauvaise chimie, comme il y aurait de bons et de mauvais chasseurs ? Ce ne sont probablement pas les célèbres humoristes « Inconnus » qui apporteront une réponse à cette interrogation. Pourtant, force est de constater que le poison est aussi dans la nature, comme cette nature reste indispensable à notre vie et à toute vie. Le poison des uns peut constituer la ressource indispensable à la vie d’autres êtres. Raison suffisante pour nous départir des points de vue simplistes sur le « bon » et le « mauvais ».

            En écoutant Francis, on est en quelque sorte contraint à raffiner nos conceptions du vivant, à renoncer aux raisonnements dichotomiques, à relativiser les sentences par des circonstances atténuantes, quand ce ne sont pas des non-lieux qui s’imposent aux juges que nous sommes, chacun.e à notre manière.

            Dans un premier temps, notre interlocuteur s’est engouffré sur ce débat du bout des lèvres, par ellipses successives : « Je ne voudrais pas… mais… » Et pourquoi pas, allons-y clairement, ce qu’il fit. C’est parti du bien-être animal : « On en parle beaucoup, mais le bien-être végétal ? » On l’aura compris, il s’agit de défendre, contre lesdits « pesticides », une appréhension « pharmaceutique » des produits phyto, donc phytosanitaires ou encore mieux phytopharmaceutiques. Les mots sont des couteaux tranchants, la guerre des termes en révèle les enjeux. Un pesticide a pour vocation de tuer là où le médicament est appelé à soigner : des antonymes en somme. Comment alors ce qui est « soin » pour les uns (un qualificatif qu’utilise régulièrement Francis), devient synonyme de mort pour les autres ? Ou alors peut-il se concevoir qu’il soit les deux en même temps, mais pas pour les mêmes ? Empêcher le mildiou de pourrir la pomme de terre la sauve, bien que pour se faire on détruise les parasites réunis sous ce mot.

La partie qui précède a détaillé l’activité de Francis, ce dont il vit dans les faits, soit notamment la vente de ces produits. Il faudrait développer un petit côté schizophrène pour les juger profondément mauvais, tout en les distribuant allègrement. S’agissant de son intérêt personnel (et plus, familial), on avancera que si l’on renonce à l’hypothèse du cynisme, ne reste plus que l’explication justificatrice. Pour le dire différemment, parce que j’ai intérêt à la vente d’un produit, je trouverais avantage à lui découvrir quelque qualité. Ce produit peut être un cours universitaire autant qu’un intrant agricole, sachant qu’on peut autant vivre de l’un que de l’autre. C’est ce que je me dis à propos de mes enseignements : si certain.e.s étudiant.e.s n’ont pas la moyenne, je me rassure par une certaine idée du « niveau », que je protègerais alors.

Certes, il est entendu que Francis, comme moi-même, avons un intérêt évident à justifier nos activités en tant qu’utiles et positives. Dans le même sens, n’importe quel travailleur en fait plus ou moins de même, si on exclut bien sûr les bullshit jobs décrits avec humour par l’anthropologue américain David Graeber[8]. Même le curé défend son sermon, et n’allez pas dire à un syndicaliste que sa lutte n’a aucune utilité. Mais cela n’empêche en rien de prendre au sérieux, pour l’exercice, les justifications qui nous apparaissent comme les moins fondées (donc pour un certain groupe, placé ici et vivant maintenant). Après tout, comme notre interlocuteur le rappelle, les mycotoxines peuvent être fatales aux consommateurs. Certes, personne ne revendique son bol de Roundup avec avidité, mais la bouillie bordelaise a beau avoir une appellation sympathique elle n’en a pas moins saturé les sols où on l’a déversée pendant des décennies, et qui plus est avec l’assurance d’une bonne action nourricière pour la planète humaine.

            Francis déclare vouloir éviter les postures « extrémistes », afin d’aller vers une conciliation entre la réduction des produits phyto, une nourriture saine et des rendements viables. Ne tergiversons pas, il s’agit de discuter le primat idéologique de la production dénommée « bio », par opposition à sa concurrente appelée « conventionnelle ». Pareil projet s’avère délicat par les temps qui courent. Mieux vaut contourner l’obstacle et d’abord différencier les bios. Ici s’impose ce que l’on pourrait rapprocher d’une forme de kilomètre-qualité. Plus c’est loin et plus cette qualité est facilement discutable. Mais Francis a des arguments à faire valoir. Comment, par exemple, justifier ces dix produits autorisés dans le bio espagnol qui sont interdits à l’agriculture conventionnelle française ? Un « effet miroir » qui inciterait à autoriser des importations douteuses, afin de ne pas faire prendre le risque de mesures de rétorsion à l’égard de nos exportations ? On sait que de semblables tractations ne sont pas invraisemblables.

            Et même si la production biologique locale n’est pas remise en cause, la crise que rencontre le secteur nous incite encore à déplacer le problème vers la solvabilité des consommateurs. En pleine flambée inflationniste, on aura quelques difficultés à ignorer cette dimension. Une part des produits validés bio ne trouve plus preneurs sur le marché, les « déconversions » se multiplient et la population mondiale culmine à près de huit milliards d’individus.

            Pour conclure, un aspect mérite, me semble-t-il, d’être abordé, celui des systèmes idéologiques qui travaillent les générations cohabitant dans notre contemporain. Francis est un homme d’un certain âge. Ce faisant, il a connu un autre mode de vie, plus âpre par bien des aspects, moins sécurisé par les logiques assurantielles de nos vies sous protection. Cette génération a vu les antibiotiques sauver, vraisemblablement, des millions de vie, espérer dans le progrès. Il le dit d’ailleurs avec force : « Il faut accepter la science ! » Cette distance temporelle lui permet encore de relativiser sur le plan géographique. « On a la chance d’avoir chez nous une nature pas méchante, de bonnes terres. » Une « nature pas méchante » ? Car elle pourrait l’être ?

            La donne a changé en ce qui concerne les jeunes générations, désenchantées face à cette notion de « progrès » qu’elles conjuguent désormais entre guillemets, confrontées à des changements radicaux dont on ne connaît pas encore véritablement toutes les conséquences à venir, enclines à espérer dans des « reconnections avec la nature » promettant une rédemption salutaire. Pour ces classes d’âge la nature ne peut être animée de mauvaises intentions, seule l’attitude agressive de l’Homme la poussant à se défendre. Faut-il alors s’étonner qu’elles aient tendance à idéaliser une « nature sauvage » et à rejeter tout ce qui pourrait représenter la marque d’un passé dont les lendemains se sont révélés âcres ?

            Quant à la génération dont je relève, coincée entre les rêves déçus d’hier et les craintes de chimères à venir, sa désillusion dédoublée n’en explique que mieux le ton de ce texte, en un mot désabusé… avant l’âge.

Rencontre avec Francis, La Forge, Molliens-au-Bois, le 5 janvier 2021

Photo de Christophe Baticle

Christophe Baticle

MCF en sociologie
Aix-Marseille Université
Laboratoire Population, Environnement, Développement (LPED)
Associé au laboratoire Habiter le Monde (Université de Picardie Jules Verne, Amiens)


[1] Voir le Réseau Thématique (RT) 35 de l’Association Française de Sociologie (AFS) : https://afs-socio.fr/rt/rt45/

[2] Voir De la division du travail social, 1893.

[3] Cf. Paul Cary et Jacques Rodriguez, Pour une sociologie enfin écologique, Toulouse, Érès, 2022, « Sociologie économique ».

[4] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.

[5] Georges Condominas, L’exotique est quotidien, Paris, Plon, 1965, « Terre humaine ».

[6] Mon directeur de thèse était l’anthropologue et sociologue africaniste Jean Copans, qui n’avait pas son pareil pour retourner le « sens commun », à commencer par celui de ses collègues.

[7] Dans la Somme, la Jeunesse Agricole Catholique (JAC), créée en 1929, ne sera efficiente dans ce type d’action qu’après la Seconde Guerre Mondiale.

[8] David Graeber, Bullshit jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018. On peut traduire bullshit jobs par « boulots à la con », dans le sens où même ceux qui les exercent les trouvent inutiles, voire nocifs.