LaForge Facebook de LaForge Au fil des jours



Démarche : Habiter la nature

Francis Charpentier, négociant

[- Écrit de Denis Lachaud, Rencontre des Alouettes à La Forge, le 5 janvier 2023 -]

Nous sommes implantés à Beauquesne. Mon grand-père a mis l’entreprise en route en 1926. Mon père a pris la suite jusqu’en 1973. À l’époque c’était une SARL.

Il est décédé à l’âge de 51 ans.

À l’époque j’avais 20 ans, je sortais de l’école.

Je suis le troisième de six enfants.

Les deux premiers ont laissé la place. L’aîné est médecin.

Le deuxième frère travaillait avec ma mère et moi le soir, après le boulot. Il a dû choisir, il a décidé de nous rejoindre.

Puis est arrivé le troisième frère. Puis une sœur.

La SARL est devenu une S.A.

C’est une entreprise très familiale.

Avant le décès de mon père, je participais déjà beaucoup.

On déchargeait les camions d’engrais. On réceptionnait le colza. On aidait à la facturation. On tapait aux portes pour ramener un peu de sous.

En 1976 on a installé nos premiers silos à la sortie du village.

Il y avait 2 coopératives et un 3e centre de réception qui se mettait en place.

On a commencé à collecter à Beauquesne en 76.

On a pu avancer en construisant des silos à la sortie d’autres villages.

On fait de la collecte de céréales, d’oléagineux… On fait aussi de l’approvisionnement : alimentation animale, semences, produits phytopharmaceutiques – ce que beaucoup appellent les pesticides aujourd’hui mais c’est un anglicisme – plastiques, ficelles…

Au départ les coopératives avaient un poids énorme.

La coop est un système de distribution qui appartient aux agriculteurs.

Le négociant, c’est une entreprise privée.

Avant la 2e guerre mondiale, il n’y avait pratiquement que des négoces. 1936 a connu une crise au niveau des céréales. Les négoces se sont mis à acheter du blé à l’étranger, ils n’achetaient plus le blé français. Les Américains ont envoyé du blé de meilleure qualité à des prix plus compétitifs. Alors les communistes et les curés ont proposé de créer des coopératives pour collecter le blé français.

L’Office National Interprofessionnel des Céréales a été créé. Il a garanti un prix minimum, ce qui a permis aux agriculteurs de vivre.

Avec l’évolution réglementaire, les silos ont été interdits dans les villes, suite à plusieurs explosions.

Beaucoup d’entreprises de négoce ou de coopératives ont dû s’externaliser.

Chez nous, les deux coopératives se sont regroupées à Beauval.

À l’époque où j’ai dit que je voulais rejoindre l’entreprise, mon père a dit que je faisais une connerie, qu’on allait être étouffé par les coopératives.

On a eu la chance de développer notre entreprise car le sytème coopératif s’est concentré. Jusque là, il y avait une coopérative par canton. Elles se sont rapprochées pour faire des économies d’échelle.

À chaque regroupement, on a gagné des clients.

L’agriculteur n’aime pas être pris en tenaille.

Le négoce est devenu l’alternative au système des coopératives. Notre avantage : en tant que patron, vous pouvez travailler 7 jours/7 si vous le décidez, donc on a pu fournir du service, dépanner les gens. Ça a été le moyen de contrer le système coopératif qui bénéficie de 4 milliards d’euros d’aides.

Beaucoup de coops ont racheté des négoces et travaillent sur les deux tableaux.

Des négoces purs, il n’en reste que 3 ou 4 dans la Somme.

On compte environ 700 négoces en France qui cotisent à la fédération.

L’esprit négoce, pour nous, c’est d’aider. La notion de service est très importante. On livre en 24 ou 48h, par exemple. On essaie de réduire l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, tout en préservant les rendements et en proposant une nourriture saine. Ce n’est pas toujours le cas dans le bio, quand vous l’achetez en supermarché. Par exemple, on peut y trouver 10 produits phytopharm utilisés dans le bio en Espagne qui sont interdits en France dans le conventionnel.

Moi, à part le lait, j’achète jamais bio. Le lait est trop trafiqué, écrémé, il y a des conservateurs pour qu’il tienne.

L’agri-bashing nous énerve un peu. On fait tous les efforts nécessaires. Par exemple, on travaille sur la zéro-utilisation de fongicides sur les pommes de terre.

*

Au fur et à mesure on a grandi. On avait du succès. On était au service des agriculteurs. Au moment de la moisson on était ouvert 24h/24, jour et nuit, pour réceptionner les produits.

De fil en aiguille, on est arrivé à 50 salariés aujourd’hui. On ne veut pas dépasser les 50 salariés pour les histoires de Comité d’Entreprise et tout ça.

Notre entreprise s’étend sur la moitié ouest de la Somme et le sud du Pas-de-Calais. On collecte 270.000 tonnes de céréales, notre chiffre d’affaires est de 132 millions d’euros. Avec la guerre en Ukraine, on est passé de 90 à 132 millions d’euros d’un seul coup.

Depuis 2001-2002 on a repris une entreprise près d’Arras. Ils font le même travail que nous et en plus, ils distribuent du fuel, du charbon et des granulés de bois.

Dernièrement on a repris une entreprise de fabrication d’aliments pour le bétail, le MASH. C’est une poudre produite à partir de soja, de colza et de minéraux.

Aujourd’hui on possède 12 dépôts. Un 13e va se construire dans le Vimeu.

Nous sommes aussi artisans bouilleurs et cidriers. On possède un alambic et une machine à cidre. Mais l’activité a baissé. Financièrement, on perd du fric, mais on le fait par tradition, pour le terroir.

J’entame ma 50e campagne de vente d’engrais. Depuis deux ans c’est un merdier pas possible.

Si on parle d’azote, ce qui se vendait 200 à 300 euros en juin 21 est monté à 950 euros en avril-mai 22. Pour la récolte 23, on a démarré à 680 euros en juin-juillet, puis 950 en août-septembre et 640 aujourd’hui.

On produit l’azote avec du gaz, donc le prix suit les fluctuations du prix du gaz.

*

Les soirs d’été à côté des silos, j’entends des bruits d’aile. Il y a encore une multitude de bestioles, tout n’est pas perdu.

Je suis quand-même un peu catastrophé à propos du monde que je vais laisser à mes enfants et mes petits-enfants : réchauffement climatique, dette de l’état, toutes les guerres…

Parmi nos enfants, certains sont peu à peu entrés dans l’entreprise, des garçons et des filles, des conjoints aussi.

Un frère et une sœur ont arrêté. Pour les deux qui restent, mon frère et moi, le contact c’est notre dada. On a pris notre retraite, on travaille moins, on est moins rémunéré qu’on l’a été, mais on continue. J’ai 69 ans 1/2, j’ai peur de me retrouver tout seul après avoir eu tant d’activités avec tant de monde.

On est la troisième génération, on a toujours réinvesti, on a développé et aujourd’hui, nos petits-enfants font des études agricoles.

Les plus âgés commencent à s’écraser pour laisser faire les jeunes. On donne notre avis quand-même.

Dans notre entreprise, les décisions sont collégiales. Elles se font en général à l’unanimité. On s’entend très bien, d’autant que notre entente s’est fondé sur ce drame familial, le décès prématuré de notre père. Il s’est fait une sorte de ciment à ce moment-là.

Vraiment on s’entend bien. On est content.