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Démarche : Habiter la nature

Bertrand Cailly

[- Rencontres à La Forge, écrit de Denis Lachaud, le 17 janvier, au Lycée Professionnel Agricole du Pays de Bray, photographies d’Eric Larrayadieu, le 23 janvier 2023, -]

Bertrand Cailly, directeur de la ferme de Brémontier-Merval, Pays de Bray, Normandie.

Pot d’adieu en l’honneur de Bertrand Cailly et son épouse à l’occasion de leurs départs à Wallis-et-Futuna

J’ai grandi à Molliens. Au tout début au lotissement puis chez Bernard Fontaine après que mes parents ont divorcé, j’avais six-sept ans, ma mère a épousé Bernard Fontaine.

J’ai grandi à la ferme, avec Bernard et Jean-Marie.

Je suis allé au collège à Villers-Bocage. Je voulais faire un BEP Agricole, des études courtes, puis m’installer. C’est Bernard qui m’a dissuadé. Il a coché latin anglais et espagnol jusqu’à la terminale, il s’est dit classe de latin, bonne classe. J’étais pas content du tout. Avec du recul, je le remercie.

J’ai fait un bac S. Il fallait que j’aie 15 de moyenne, sinon j’étais privé de ferme.

La ferme, c’était mon truc.

Comme Bernard et ma mère me dissuadaient fortement de m’orienter dans cette direction, j’ai envisagé de devenir prof d’histoire.

Mais le naturel est vite revenu.

Je suis allé en IUT à Amiens, j’ai préparé un DUT Agronomie. Je l’ai eu avec mention assez bien.

Ensuite je suis parti à Tours pour une Maîtrise de Sciences et Technique en production animale. Je l’ai eue avec mention bien. Et finalement j’ai terminé mes études à Rennes à l’ENSA (école d’ingénieur) en agronomie et je suis sorti avec mention très bien. Plus j’avançais, plus ça m’intéressait, meilleurs étaient mes résultats.

J’ai cherché du travail. Pour Bernard et Jean-Marie, il n’était pas d’actualité de céder l’exploitation et la ferme est trop petite pour trois.

J’ai postulé pour être directeur de la ferme du lycée agricole de Nancy et j’ai eu le poste. C’est une grosse structure avec trois salariés, des vaches, des moutons et 300 hectares. La ferme appartient au lycée, les terres à la région depuis la décentralisation, le directeur est fonctionnaire, les employés sont salariés de droit privé. C’est assez rare qu’un fonctionnaire encadre des salariés de droit privé. Les terre ont été léguées par un châtelain à la fin du XIXe siècle.

J’ai commencé à vingt-trois ans en 2005. J’y suis resté douze ans.

Quand je suis arrivé, la ferme était dans une situation financière compliquée. On l’a redressée collectivement, avec l’équipe.

On a fait un choix atypique : rémunérer le travail avant le capital. On a réduit les charges, on a décidé d’aller vers un modèle plus vertueux au niveau social et environnemental.

On s’est consacré à l’optimisation des moyens en réduisant les coûts.

Le troupeau, c’était des vaches croisées. Pas d’insémination, il y avait des taureaux. Contrairement à la logique habituelle, on a sélectionné des animaux qui s’adaptent bien au milieu avec ses contraintes. On a obtenu un troupeau bariolé avec de la Jersiaise, de la Normande, de la Prime Olstein, de la Rouge Scandinave, de l’Abondance, de la Montbéliarde, de la Vosgienne…

On les croisait.

La Jersiaise par exemple, est une vache originaire de Jersey, un petit gabarit, la vache qui produit le plus au regard de son poids vif. Elle mange peu par rapport à ce qu’elle produit, elle a une très bonne longévité.

On gardait les vaches plusieurs années, sur plusieurs lactations. C’est là qu’on gagne de l’argent.

Il n’y avait pas de transformation dans la ferme, pas de fromage, donc.

Toutes les semaines on avait des jeunes entre la seconde et le bac plus 2 élèves en BTS. Ça tournait chaque semaine. Il y avait 450 élèves et 300 apprentis dans le lycée. Une grosse structure.

Ce qui me plaisait, c’était de ne pas être dogmatique, donner à voir pour donner à réfléchir.

Par exemple on a planté des lignes d’arbres au milieu des cultures dans le but d’être plus productifs, d’augmenter le taux de photosynthèse à l’hectare. Il faut savoir que le blé ne capte que 20% du rayonnement lumineux. La prairie, c’est 50%. En plantant des arbres, on maximise la biomasse et ça favorise l’ascenseur hydraulique. On était assez pionniers à l’époque, en 2007-2008. Depuis l’agroforesterie s’est développée. Le département du Gers est à la pointe en France.

Le fait d’être dans une exploitation liée à un lycée permet une prise de risque plus simple. Si on n’est pas écrasé sous les emprunts, on est plus serein au moment de faire des choix plus risqués.

Dans un premier temps, on a planté des frênes, mais deux ans plus tard est arrivée la chalarose.

On a dû renouveler. On a planté du sorbier des oiseleurs, du chêne, du merisier, des arbres à miel, des charmes, des érables champêtres… Une quinzaine d’essences diversifiées.

On choisissait aussi les essences pour favoriser le travail des abeilles.

Beaucoup d’élèves qui venaient du milieu agricole étaient perturbés par notre façon de faire, « des vaches bariolées, c’est n’importe quoi !“ Moi je dis que les marchands du temple cultivent la peur et ça leur permet d’orienter les choix des agriculteurs à coups d“attention, tu vas te planter“.

On a cherché à montrer une agriculture qui garde la valeur ajoutée au niveau de la ferme et distribue moins autour. Par exemple, on est arrivés à ne plus acheter d’aliments pour les animaux. Ça a créé des inquiétudes, parmi les revendeurs de nourriture. Ils se sont inquiétés de voir les jeunes apprendre leur métier dans une ferme qui ne leur achète rien… Il y a eu des coups de fil pour tenter de me faire dégager…

Mais nous étions rentables !

J’ai eu des nouvelles de certains élèves, cinq à dix ans après qu’ils se sont installés. Et ça fait plaisir. Il y en a un certain nombre qui est parti sur des modèles plus sobres. À l’école, ils rêvent tous de gros tracteurs mais quand ils s’installent, ils s’aperçoivent que ça coûte cher et que raisonner rentabilité de l’investissement, c’est intéressant. Ils ont mis en place des systèmes bas intrants. Sans parler de bio ou pas bio, ils sont en phase avec la société, avec l’époque, ils sont épanouis.

L’école a connu un vrai rayonnement après une première phase où on nous a pris pour des ploucs. Au bout de sept ou huit ans, on a vu que notre système fonctionnait, qu’on était rentable, qu’en modifiant les logiques on arrivait à des rendements de 65 à 70 quintaux. Tout le monde a été rassuré.

On a commencé à faire de la formation pour adultes. Certaines années on a reçu jusqu’à 300 agriculteurs.

*

En 2011, j’ai repris 30 hectares à Jean-Marie. Je venais aux périodes de semis, de travail de la terre, de chaumage. Surtout l’été. Je ne moissonnais pas par contre. Le reste de l’année j’étais à Nancy.

J’aurais voulu que la ferme du lycée passe en bio, pour qu’on se lance un défi technique et social. En conventionnel, je trouvais qu’on ne rémunérait toujours pas assez les employés. En bio, les clients sont prêts à payer un peu plus cher, donc on peut mieux payer ceux qui travaillent. Mais ça n’a pas pu se faire, le C.A. a dit non. Alors je suis parti en 2017.

J’ai rejoint en Normandie une équipe qui était venue se former à Nancy. Même poste. Directeur de la ferme du lycée agricole de Brémontier-Merval. C’était un joli défi pour moi : ils avaient eux l’injonction par la région de passer en bio, il y avait 10 employés sur une ferme de 117 hectares. J’ai trouvé la cause noble, rémunérer dix personnes sur une si petite surface. À dix, la dimension relations humaines est intéressante. Les métiers et les compétences sont très différents.

L’exploitation comprenait 115 vaches laitières nourries en « tout herbe » et le lait était transformé en fromage, du Neufchâtel – l’école est à trente minutes de la ville de Neufchâtel.

On a une fromagerie, un verger avec des pommiers. En plus du fromage, on produit du jus de pomme, du cidre, du pommeau et du Calvados AOC.

On a quand-même 400.000 euros de masse salariale. Il fallait réaliser la conversion en allant vite et fort – j’aime pas trop le mot conversion, c’est connoté religieux, je préfère parler de transition.

Notre premier objectif a été la rentabilité économique.

Le deuxième : investir et financer. Chez nous, il n’y a pas de refinancement du capital, pas d’optimisation pour éviter de payer des MSA, on cotise à la retraite. Beaucoup d’agriculteurs se plaignent d’avoir des retraites de misère, mais toute leur vie, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour éviter de cotiser…

Troisième objectif : une exploitation la plus indolore pour l’environnement.

On a planté beaucoup d’arbres, beaucoup de haies, sur le modèle de Nancy. On a arrêté le cuivre il y a cinq ans. À la place, on utilise le lacto-sérum de la fromagerie. De même on utilise le vinaigre de cidre pour les animaux. C’est détoxifiant. On a créé beaucoup de chemins pour les vaches, des points d’eau pour lutter contre la sécheresse.

Quatrième objectif : comme nous formons des jeunes, nous avons souhaité mettre l’accent sur la sérénité dans le travail.

Aujourd’hui on est assez observés. Oa a véritablement créé une économie circulaire : zéro achats, 2500 euros de frais de vétérinaire par an (c’est rien). On a pu augmenter les salaires au delà de la convention collective. On a instauré des primes à la productivité. Cette année on va faire 220.000 euros de bénéfices sur 950.000 euros de chiffre d’affaire. 10% vont être redistribués à l’équipe, ça fera environ 3000 euros par personne, plus qu’un treizième mois pour beaucoup. Le reste sera réinvesti. On l’a décidé ensemble. Depuis un an, il y a aussi une prime à l’ancienneté. Les plus anciens touchent 150 euros en plus.

Je trouve que c’est juste du bon sens, redistribuer la valeur à ceux qui l’ont créée.

La ferme a racheté une quarantaine d’hectares sur ses fonds propres. Le reste des terres appartient à la région. On peut dire qu’on est en rythme de croisière.

Dans quinze jours, je pars avec ma femme et mes enfants à Wallis et Futuna pour au moins deux ans. C’est un collègue qui est parti il y a six ans. Il avait le même parcours que moi. il m’a envoyé des nouvelles, on est resté en contact, j’ai commencé à en parler en famille, l’idée a fait son chemin. Je vais être enseignant et mon épouse, qui est prof d’agronomie, aura un poste en septembre.

Denis Lachaud