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Démarche : HABITER, habiter la nature,

Je me serais levé la nuit pour vendre cinq kilos d’endives

[ Rencontre à La Forge 23 février 2021, avec Liliane Bled. Écrit de Christophe Baticle (volet 2) ]

« (…) la crise dite de la “vache folle” constitue sans aucun doute l’événement qui a le plus profondément marqué les mémoires individuelles et collectives. Cette crise sanitaire aux répercussions sociales, politiques et économiques multiples a souvent été présentée comme la conséquence de peurs “irrationnelles” des consommateurs. Les données objectives de la crise montrent pourtant que la thèse de la panique ou de la psychose n’est pas fondée. La disproportion apparente de la peur par rapport au risque sanitaire résulte au moins en partie de l’agrégation de comportements individuels qui sont essentiellement rationnels. En France, la maladie de la “vache folle” a affecté les comportements des consommateurs dans des proportions très variables et sur des périodes relativement courtes. La principale question est donc de savoir à quelles conditions et dans quelle mesure les consommateurs modifient leurs comportements alimentaires lorsqu’ils sont potentiellement exposés à un risque. »

Jocelyn Raude : Sociologie d’une crise alimentaire. Les consommateurs à l’épreuve de la maladie de la vache folle, Paris, Lavoisier, 2008, collection « Sociologie du risque et du danger ».

Une vie dans le Chicon

  La notion de « système » est essentielle si l’on veut bien comprendre l’organisation en agriculture depuis l’Après-guerre. Chaque exploitant est ainsi appelé à construire son propre système, sachant qu’il s’agit d’entendre par cette expression son mode de production : choix des produits et moyens envisagés afin d’atteindre la rentabilité. Il n’est plus question, comme d’antan, de subvenir à ses besoins en se pourvoyant de l’essentiel par soi-même, le reste étant trouvé au travers de la vente du surplus. Ainsi, si les paysans disposaient de leur son propre poulailler, de leur blé à panifier dont ils tiraient le pain, du cochon qui complétait le bol alimentaire, il convient désormais pour eux de vivre comme « tout le monde », donc d’exister au monde à partir de leur revenu, d’acheter de la sorte le réfrigérateur et l’automobile. Bref, les normes ont changé et être « normal » c’est être « intégré », comme on l’a vu précédemment[1]. L’autarcie n’est radicalement plus au goût du jour. C’est à cette problématique que tout exploitant agricole doit trouver une réponse propre.

Quel système ? La quadrature du cercle

            À partir de son mariage avec Alain, en 1978, Liliane participe de plain-pied à la vie de la ferme familiale, dont son conjoint est le nouveau pilier. L’exploitation est plutôt modeste avec ses 27 hectares, mais ne tranche pas totalement avec celles qui les entourent. Ceci étant, se pose immédiatement un nœud : le manque d’argent oblige à s’orienter vers une production suffisamment pourvoyeuse en valeur ajoutée.

Alain n’avait pas d’atomes spécialement crochus avec les bovins sur lesquels s’étaient en partie fondés ses parents. Le système ne comportera donc pas d’élevage. En revanche, il appréciait particulièrement le jardinage. Dans les environs de nombreux collègues produisaient déjà des endives. Le jeune couple décide ainsi de joindre à sa production agricole classique (céréales et pommes de terre de fécule) une part de « chicons ». C’est ce terme qu’on utilise en Belgique et dans le Nord de la France pour désigner la « chicorée de Bruxelles ». Il s’agira, dans un premier temps, d’une petite production, familiale, mais en pleine terre, telle qu’elle se cultivait alors. On peut facilement imaginer un facteur déterminant quant à cette option légumière, qui réclame une part conséquente de travail humain. Car Liliane s’implique au-delà de ce que l’on attendrait couramment d’une simple « aide-familiale ». Elle est davantage qu’une coéquipière ou qu’une ouvrière agricole : l’exploitation dispose ainsi de deux têtes et de quatre bras.

            La première année fut difficile : il avait énormément plu tout au long de l’hiver. La boue rendit le travail pénible. Certes, les Picards doivent habituellement supporter la raque (boue), mais de là à patauger dans une raspoutitsa digne de l’automne russe… Alain avait considéré qu’on « ne pouvait pas continuer comme ça ». Bricoleur, il avait entrepris de fabriquer des serres pour les endives. S’y étaient ajoutées des tomates que Liliane se mit à vendre à côté des endives, notamment en se rendant chaque semaine à Amiens pour le « marché sur l’eau », le rendez-vous des « hortillons ». Ces autres maraîchers produisent leurs légumes entre les bras du fleuve Somme, des jardins sur l’eau aménagés depuis l’époque gallo-romaine. Liliane les rejoint au cours de l’hiver 1982-1983. Mais l’année suivante sa belle-mère tombe malade et il lui faut renoncer à ce débouché pour le surplus des ventes à la ferme et des autres points de distribution qu’elle a imaginés et concrétisés.

            L’absence de bêtes sur l’exploitation rend l’hiver relativement calme. Plus précisément, cette disponibilité permet de se concentrer sur la vente des chicons. D’autant qu’un premier fils est né en 1980, ce qui bouleverse quelque-peu l’organisation du jeune couple. Le décès de la mère d’Alain, en 1984, provoque une recrudescence de l’activité. Désormais, ils vont exploiter l’ensemble des soixante hectares que comprend leur ferme et celle de leurs beaux-parents.

            Ils n’en sont pas quittes avec l’intensification qui frappe à la porte de toute l’agriculture française. Cette décennie 1980 verra effectivement de nombreux remembrements bouleverser la plaine picarde. Les petites structures qui avaient résisté jusque là tombent les unes après les autres. En 1986-1987 c’est le beau-père de notre cidrier, Éric[2], qui fait valoir ses droits à la retraite. Son projet consistait initialement à céder ses terres de Saint-Gratien à trois exploitants, dont Alain, « qu’il aimait bien ». Finalement, les indécisions de plusieurs repreneurs amènent à ce que l’essentiel de la surface revienne à Liliane et Alain : entre quarante et cinquante hectares sur une soixantaine au total. Manque de chance, c’est l’année du Blé au moulin, une variété qui a fait chuter de moitié la production. Les difficultés s’amoncèlent pour le couple qui fait face à de nouvelles années difficiles. Des agios viennent grever le budget de leur exploitation. Heureusement pour eux, le cédant reste compréhensif.

Un choix fort : des endives de « pleine terre »

« L’INRA n’a pas fait que de belles choses dans ces années 1980 ! » Liliane

            La complexité de la situation oblige à changer de braquet. C’est l’augmentation des surfaces endivières qui sera retenue. Désormais, deux hectares et demi sous serres constitueront la principale activité sur le budget temporel de l’exploitation. On passe d’une dimension familiale au stade artisanal, avec l’embauche de salariés. Subsiste néanmoins un verrou idéologique à ce changement d’échelle : le maintien dans le chicon cultivé en terre, principe auquel ils tiennent tout spécialement.

            Car dans cette période, le slogan porteur reste la modernité. Cette voix rencontrera l’invention de l’hydroponie, une révolution devenue le lot commun de bien des producteurs de légumes d’aujourd’hui, pour ne pas dire de la plupart. Il s’agit là d’un procédé cultural qui concrétise un très ancien rêve : se départir des aspérités des terroirs, pas toujours propices à ce que l’humanité souhaite y faire pousser. Ainsi, on réalise la pousse sur un support neutre que l’on nourrit selon les besoins : eau, nutriments et même les conditions météorologiques que l’on tend à maîtriser via des serres totalement climatisées. Certes, mais ici, dans le Santerre, nous nous situons sur des sols parmi les plus fertiles d’Europe. C’est cette limite agronomique que Liliane et Alain se refusent de franchir : le « hors-sol ». Leurs endives continueront à puiser leur croissance dans cette plaine limoneuse, même si la culture hydroponique offre bien des avantages, comme de travailler à hauteur d’homme. Dans ce mode de production, tout devient effectivement prévisible sur le plan temporel : planter à telle date pour récolter à telle autre, accélérer le processus de croissance, le ralentir… grâce au goutte à goutte. Mais il faut alors renoncer à la terre…

            À ce propos, Liliane conserve une dent contre la classe politique qui a poussé la corporation agricole à se lancer dans l’hydroponie. « On a manipulé les agriculteurs, lance-t-elle. J’en veux tout de même à nos politiques ». Il faudrait en effet une certaine naïveté pour penser que l’on recherchait ici le seul contournement des « ingratitudes » de certains terroirs. Il s’agissait surtout de produire pour toujours moins cher, dans une prévisibilité renforcée. Désormais, la majeure partie du marché légumier se réalise de la sorte, afin que la maturité des plantes corresponde au moment où le consommateur les souhaite sur sa table. L’enjeu est aujourd’hui bien connu : entre produits de saison ou hydroponie, il faut choisir.

            Un choix pas si simple pour notre couple d’endiviers : « Entre 1990 et 1992 on a failli tout arrêter ». La surface exploitée en chicons régresse à un hectare et demi, les endives hydroponiques prenant le dessus sur les étales. Et… en 1996 intervient la crise de la vache folle, une véritable prise de conscience quant à la « Société du risque » théorisée par le sociologue allemand Ulrich Beck[3]. Si Jocelyn Raude, cité en préambule de ce texte, avait bien perçu les effets de cette déflagration sur la consommation de viande, nul doute qu’il n’aurait pas imaginé que l’impact se prolongerait sur l’ensemble du « panier de la ménagère ». Et la volonté démiurgique du tout contrôle ne s’est pas arrêtée là, bien entendu, s’étendant à l’élevage des animaux. « Quand on pense que l’on nourrit le bétail avec des antibiotiques incorporés dans les aliments ». Autrement dit, Liliane n’adhère que très modérément à cette assertion des techniciens agricoles, lesquels estiment parfois que « les agriculteurs avaient leur libre-arbitre ».

            De son point de vue, cette liberté reste toute relative : législation appliquée de façon différentielle dans l’Europe communautaire, règles sociales très éloignées d’un pays à l’autre… « Une vaste fumisterie… L’agriculture bio en Espagne se fait avec des travailleurs sénégalais logés dans des bidonvilles… » De quoi réfléchir au sens d’une autre assertion dont on nous rabat les oreilles périodiquement : « nourrir le monde ». Nourrir qui ? Et pourquoi ?

Retour du balancier ? Vente à la ferme versus grandes surfaces

            Quoi qu’il en soit, un tournant semblerait s’amorcer depuis les deux dernières décennies. Faut-il y voir le fruit d’une réflexivité née de la crise environnementale qui modifie toutes les données du monde tel qu’il a été construit depuis les deux siècles et demi de capitalisme qui nous séparent des sociétés paysannes ? Certes, la « génération micro-ondes », pour reprendre l’expression de Liliane, semble quelque-peu régresser et les cuisines réinvesties au bénéfice du temps confiné. « Une jeune femme me disait qu’elle n’avait jamais vu sa mère cuisiner », ajoute-t-elle. Les haricots verts et les fraises à Noël, la salade toute l’année, ces standards se modifient avec l’environnementalisme ambiant. Certes encore, les ventes à la ferme se multiplient, comme chez Liliane qui n’a jamais vu un tel succès. Encore récemment, plus personne ne se rendait dans les exploitations pour y acheter ne serait-ce qu’un litre de lait. Il ne faudrait néanmoins pas perdre de vue l’extrême pénibilité endurée par les paysanneries du monde, des siècles durant et encore aujourd’hui dans les pays les plus pauvres.

            Le mérite des Liliane et des Alain n’en est que plus grand. Eux n’ont jamais vendu leurs chicons dans les supermarchés. Ils ont néanmoins connu les affres de la vente au cadran, où un lot peut se retrouver complètement dévalué par les lois de l’offre et de la demande. « L’agriculture, c’est le seul métier où l’on produit sans savoir à combien on vendra. » Ce qui les différencie désormais, c’est un logo témoignant de cette résistance pour l’endive de pleine terre. Reste que les plus grandes fortunes françaises continuent à prospérer sur le secteur agroalimentaire. « De la prostitution » commentait leur grossiste Rouennais. À qui profite l’orgie serait-on tenté d’interroger ?

L’épreuve et continuer malgré tout

            Parmi toutes les difficultés rencontrées, il y en a pourtant une qui surpasse toutes les autres. En 2002, Alain tombe malade : le crabe. S’ouvrent trois années… on hésite sur le qualificatif le plus réaliste. Il serait de toute façon bien en-dessous de la réalité.

            Liliane continue l’exploitation avec son fils aîné, qui reste jeune pour cette responsabilité, mais fort d’une expérience d’une année loin de chez lui. Cet éloignement lui a apporté une maturité certaine. Alain se bat contre la maladie. Liliane encaisse… jusqu’au mois de février 2005 : réinfection, nouvelle hospitalisation et verdict le 28 avril… « irrémédiable ».

            En pareille circonstance on ne sait comment chacune et chacun d’entre nous réagirions. Ce qui est certain, c’est que nous aspirerions probablement à suspendre le temps. Mais là, précisément parce qu’il y a l’exploitation, le temps ne fait pas partie de l’équation, ou alors c’est la variable dépendante. Le médecin de famille prend le relai pour expliquer à ses collègues hospitaliers : il faut dire la vérité, parce qu’il y aura des décisions urgentes à prendre. Le cadet des enfants s’est toujours senti attiré par la culture. Il n’y a pas à hésiter, son installation doit être rapide. En plein été, activer des institutions qui ont le temps devant elles, c’est là un nouveau défi, mais relevé. Alain signe les derniers documents de cession en septembre, Adrien s’installe officiellement et son père s’éteint le 5 octobre, à 54 ans…

Devoir ainsi prévoir la naissance professionnelle en prévision de la mort à venir, c’est une épreuve qu’on a du mal à imaginer. Le jour de leur anniversaire de mariage, Liliane est victime d’un infarctus. Elle se retrouve hospitalisée à Amiens, pendant qu’Alain était soigné à Lille.

« On a passé vingt-sept années ensemble, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était mon mari, le père de mes enfants, mon associé, mon amant… »

            Ça forge un caractère une vie d’épreuves. Chapeau bas.

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille

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[1] Voir le premier volet consacré à Liliane, maraîchère dans le Santerre.

[2] Voir sur le site de La Forge le texte consacré à Éric, [En ligne] : https://www.laforge.org/entre-production-et-reconnaissance-du-travail-bien-fait/

[3] Sous-titré Sur la voie d’une autre modernité, traduit de l’allemand par L. Bernardi, Paris, Aubier, 2001. Voir, à propos de cet ouvrage majeur, la note de lecture d’Arlette Bouzon parue dans Questions de communication, n°2, 2002, [En ligne] : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/7281